Christophe Blain appartient à cette génération d’auteurs qui dynamitent avec plus ou moins de bonheur les codes graphiques de la bande dessinée franco-belge, pour libérer le trait des subtilités de pinceau de la ligne claire. Mais contrairement à certains de ses anciens comparses de l’Atelier des Vosges, il n’y a chez Blain aucune revendication dogmatique, jamais il ne tombe dans ce travers fatiguant de prétendre rejouer la querelle des anciens et des modernes. Sa démarche est profondément inactuelle, d’où une valeur qui dépasse les clivages et les écoles : toute sa production démontre une volonté farouche d’élargir la bande dessinée à l’illustration, voire à la peinture, sans distinction de référence. Démarche qui n’a d’équivalent que chez le Tardi du Démon des glaces et, d’une manière différente, chez Blutch avec son cultissime Péplum. Mais si chez ce dernier c’est la force et la systématicité qui dominent, chez Blain, il y a comme une subversion silencieuse, une perversion du genre par la décontraction.

Depuis Nathalie, le premier tome de Gus (janvier 2007), la méthode semblait aboutie, la subversion achevée. Blain y abandonnait la forme très illustrative d’Isaac le pirate, sa précédente série, et s’y convertissait à la ligne courbe, concentrant ainsi la narration sur l’action, bien plus que sur l’ambiance. Finis les constructions et les hachures à la Gustave Doré, exit les bobines figées des personnages, place à l’humour et à l’expressivité, proche de celles d’un Benjamin Rabier (toute la série des Gédéon, de 1923 à 1939, et la première illustration de la Vache qui rit) ou d’un Louis Forton. Pour nous raconter les aventures croquignolesques de ses Pieds Nickelés à la sauce Far West, Blain abandonnait toute contrainte, jouant avec les références en toute liberté, dans un réjouissant mélange entre la nervosité de trait d’un Morris (Lucky Luke) et des réminiscences du romantisme anglais de Turner et de Constable. Mais une fois l’excitation de la découverte retombée, on se demandait sérieusement s’il pouvait rester quelque chose de ce bol d’air frais, si cette absence de contrainte était tenable. Car beaucoup s’y sont cassés les dents depuis les années 1990 : pour preuve, les albums de Conrad (Le Piège malais, Donito) et ceux de Dumontheuil, qui ne semble pas s’être vraiment relevé de son Grand Prix d’Angoulême 1995 pour Qui a tué l’idiot ?. Et le second tome de la série, Beau bandit (janvier 2008), ne nous avait pas franchement rassurés, qui reconduisait les péripéties de Gus et de ses deux complices Clem et Scratch, sans trop se poser la question de la nécessité d’une telle entreprise. Non que l’on boude son plaisir à retrouver les mêmes personnages dans des situations similaires aux précédentes lorsqu’elles nous ont plu, mais il est un moment où l’oeuvre doit être motivée d’une manière ou d’une autre, au risque de ne devenir qu’un jeu de miroir pour l’auteur, qui s’y reconnaît et se satisfait d’avoir beaucoup publié dans une même année.

Heureusement Ernest, le troisième volume, en librairie depuis la fin du mois de novembre 2008, évite ces problèmes liés à une production en flux continu. Blain retrouve l’enthousiasme du départ en séparant Gus de ses compagnons habituels, et en frottant l’insouciance qui le caractérise au souci et à l’impuissance. On assiste alors à des péripéties qui gagnent en épaisseur, et qui touchent même à une beauté sincère, comme c’est le cas dans le dernier épisode de l’album, sublime pastiche du Pale rider d’Eastwood, où le mythe du cowboy solitaire est mis à mal pour la plus grande réjouissance du lecteur. Une belle reprise en main qui démontre que Blain est, décidément, un acteur essentiel de ces dernières années.