Dans le propos, il n’est question que de sensibilité, de manière de voir le monde. Tous les personnages, qu’ils soient humains ou animaux, vivants ou matériels, sont dotés d’une vie intérieure, de pensées, de souvenirs, d’émotions, de perspectives et de représentations. C’est bien sûr le cas de l’héroïne et de tous ses voisins, car à la manière de La Vie mode d’emploi de Pérec, le point de départ du récit est la collection des événements quotidiens qui affectent les résidents d’un même immeuble. C’est aussi le cas (plus spectaculaire encore et typique de l’obsession du détail de Chris Ware), de l’immeuble lui-même et de Brandford, une petite abeille égarée dans les alentours (voir l’étude de cas ci-dessous). Chacun est prisonnier de ses impressions, de sa manière d’interpréter le monde, et personne n’est jamais sûr que ses ressentis correspondent à la réalité. Le cours des événements ne peut donc qu’être une série de désillusions : on peut bien faire l’expérience de l’écart entre nos intuitions et le monde, jamais on ne pourra le réduire, car notre vie entière ne repose que sur des représentations intimes.

Tel semble bien être ici, tout comme dans Jimmy Corrigan, le point de départ de Chris Ware. Et il faut bien dire qu’il n’a rien de réjouissant, tant il pourrait laisser présager le pire. Non seulement, dans la production culturelle habituelle, la sensibilité est presque toujours invoquée comme prétexte à un repli misérabiliste sur les petits riens, mais tous ceux qui s’y sont attaqués, de Pérec à Jeunet, semblent s’être perdus dans la dissémination et l’anecdotique. Comment ne pas voir dans cette souveraineté affichée de la sensibilité la porte ouverte à une vision « amélie-poulinesque » (sic) du monde, où l’absence d’enjeux vraiment forts, à la fois existentiels et artistiques, nous ramène à une banalité consternante, et où tout est évalué à l’aune d’expériences artificiellement authentiques ? On pourra gloser tant qu’on voudra sur les thèmes de Chris Ware – le couple, la solitude, la banalité, le corps, la parentalité, etc. –, aucun ne vaut ici comme norme imposée de l’extérieur à l’individu et dont il faudrait comprendre la violence, aucun ne met vraiment les personnages en péril. Au contraire, les récitatifs et les phylactères les travaillent toujours au niveau du vécu, et la solitude du personnage prime et nivelle tout : la fuite d’une chasse d’eau, la mort d’un père ou d’une meilleure amie sont traitées de la même manière, c’est-à-dire à partir d’un point de vue interne et de ses affects, comme si tous les événements n’étaient que des modifications de l’humeur. Autant dire que, si l’on s’en tient au propos de Building Stories, il ne parle de rien – de rien, au sens de l’expression « de tout et de rien ».

 

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Mais ce « rien » n’a rien de négligeable. Il est pour l’auteur un véritable point de départ, une quête obsessionnelle et compulsive de l’origine de la sensibilité, des images mentales, et donc aussi de l’imaginaire et des images fabriquées. Du point de vue du sens, cette intuition toujours un peu vide désigne non pas une absence de détermination mais la recherche frénétique de la pureté. La succession des sentiments risque certes de ne rester qu’une collection de petits riens dérisoires, qui n’intéressent pas grand-monde. Mais si la vie quotidienne a un sens, si la solitude contemporaine n’est pas une existence pour rien, on doit supposer qu’à certains moments, dans cette série sans ordre ni raison, apparaissent des sentiments purs, c’est-à-dire des sentiments où la personne se livre de toute son âme. Il y a chez Chris Ware ce présupposé et cet espoir désarmants de sincérité, qui laissent loin derrière toutes les postures cyniques et misérabilistes : la sensibilité peut bien paraître vide, accessoire, dérisoire – et elle l’est effectivement la plupart du temps – mais il faut que, par moment, elle délivre l’authenticité de la personne. Ou bien la plupart des existences, celles qui ne rencontrent jamais un grand destin, seraient englouties dans un néant d’absurdité. Le problème, c’est que chacun est toujours pris dans la flux ininterrompu de ses sentiments : on ne sait pas comment distinguer les sentiments purs où l’individu apparaît entièrement transparent à lui-même de ceux dont l’intensité n’est qu’illusoire, car elle recouvre l’authenticité sous un voile de fausse profondeur. On fait toujours l’expérience de soi dans une succession désordonnée de sentiments : comment y discerner ceux qui nous révèlent de manière authentique ?

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On peut bien proposer les interprétations les plus alambiquées de l’imaginaire de Chris Ware – construction ou déconstruction ?, Ligne claire ou héritage du comics classique ? –, il reste que son dispositif graphique n’a qu’un seul but et qu’une seule nécessité : celui de traquer, dans le flux des sentiments, ceux qui font apparaître la vérité de la personne. Il est hors de question d’imposer un ordre à ce courant des impressions : ce serait à la fois plaquer des catégories extérieures sur un matériel qui doit précisément rester pur, et, du point de vue du récit, surcharger les motivations des personnages de justifications et d’évaluations nécessairement inadéquates. Il faut, précisément, que la focalisation reste interne, que l’imaginaire reste à fleur de sensibilité – il faut que tout apparaisse à ce niveau indépassable, et donc il faut bien finalement que la croissance d’un enfant soit traitée de la même manière que les atermoiements d’une abeille. Du point de vue de l’image, le terme premier et nucléaire est donc une série de micro-séquences, où un comportement est décomposé et renvoie immédiatement au sentiment intime du personnage. Il faut voir ces séries de quatre à huit cases, entrecoupée de récitatifs internes, qui nous donnent à voir un nez qui se mouche, un visage qui se détourne : à chaque fois la transparence est totale, et dans l’épure du dessin apparaît toute l’intériorité du personnage. Mais une telle transparence ne nous assure toujours pas de la pureté du sentiment : elle peut n’être encore qu’un moment fugace absolument accessoire. Il faut encore que l’imaginaire prenne en charge une certaine logique du sentiment – en toute rigueur, et Ware n’en manque pas, il faut que l’imaginaire soit la logique du sentiment. Encore une fois, ce ne peut être une logique de la signification extérieure à la sensibilité : cette dernière serait manquée, et jamais on ne trouverait de sentiment pur. L’imaginaire doit déployer la série des sentiments dans toutes les dimensions d’un espace et d’un temps en devenir (et c’est bien pourquoi on quitte l’immeuble originaire pour y revenir plusieurs fois), pour que le lecteur accomplisse ses propres synthèses, et, dans l’étagement et la construction de ses lectures successives, compare, mette en série, rapproche, oppose le divers des sentiments pour découvrir la sensibilité pure d’une personne.

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Dans le mouvement d’entrelacs et de chiasme que forment les quatorze morceaux de son récit, Chris Ware a mis au jour une logique de l’imaginaire comme pluralité de synthèses de la sensibilité. Ces constructions toujours ouvertes de l’imaginaire peuvent seules mettre de l’ordre dans le cours de la sensibilité sans le trahir. Surtout, elles permettent de faire apparaître, de manière absolument concomitante, la sensibilité du lecteur et celle des personnages : dès que l’on entre dans la lecture active que l’auteur nous impose, dès que l’on tente de comparer et de rapprocher, une pluralité de dimensions sensibles apparaissent, dont on ne sait plus au juste si elle nous appartiennent où si elles sont imputables aux personnages. Cette immense beauté, quasi idéelle, est celle d’un phénomène qui n’apparaît qu’entre les images et le lecteur, dans une dimension imaginaire que Ware produit de toutes pièces. Elle est par exemple celle qui oppose les deux longs strips pliés en accordéon : lorsqu’on les compare, on s’aperçoit qu’aux angoisses de l’héroïne lorsqu’elle vient de se faire quitter par son premier compagnon, répondent celles qu’elle éprouve lorsque, devenue mère, elle s’inquiète de voir sa fille prendre tout comme elle le chemin de la solitude. Alors l’angoisse n’est plus seulement un moment anecdotique et éphémère dans le cours d’une existence, mais elle acquiert une série de dimensions qui renvoient aux changements d’une vie, à la transmission et à l’héritage, à la réussite et à l’échec, entre autres. L’invisible, la présence en personne du personnage apparaît à partir de la collection des visibles. Bien qu’on ait eu du mal à croire à une sensibilité aussi naïve et aussi vierge que celle de ses personnages, on n’a jamais vu manière si rigoureuse ni si puissante de construire un imaginaire en bande dessinée.

Étude de cas – « Branford, la meilleure abeille du monde »

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Contrairement à ce que beaucoup pourraient penser, Building Stories n’a rien d’un labyrinthe. Ce genre d’édifice est construit sur la ramification aléatoire d’un réseau dont le tracé conduit celui qui l’arpente à s’égarer. Malgré l’entremêlement géographique et temporel de récits, points de vue et supports, la bande dessinée de Chris Ware n’a pas ce caractère inextricable. Au contraire, à l’image du building éponyme, elle se distingue par la clarté fonctionnelle de son architecture. L’étonnante particularité de ce classique instantané du 9ème Art réside plutôt dans son aptitude à multiplier ses voies d’accès, comme autant d’entrées aménagées dans la narration afin d’y pénétrer à volonté. En filant la métaphore, on pourrait comparer ces seuils de papier aux différents passages pratiqués dans l’immeuble pour en découvrir l’intérieur. D’ailleurs, sur la boîte qui contient pêle-mêle toutes ces histoires, on remarque que le dessin de l’édifice comporte 13 ouvertures, de la porte d’entrée aux fenêtres en passant par la coupe verticale pratiquée au sous-sol – et même 14 si l’on compte la porte gigantesque représentée dans la continuité du bâtiment : 14, c’est aussi le nombre de fascicules réunis dans Building Stories.

En suivant les aventures de Branford, « la meilleure abeille du monde », on pousse l’une des plus petites portes aménagées dans le récit global, mais elle n’a pas moins d’importance que les autres. Grâce à elle, on peut considérer l’œuvre de Ware par le petit bout de la lorgnette, et cueillir au passage les semences de sa grande beauté. Un fac-similé de journal, un livret et un plateau à déplier racontent l’histoire édifiante de Branford, abeille pas comme les autres qui croise deux fois seulement l’héroïne principale du récit. Ses malheurs ont pourtant beaucoup en commun avec ceux de la jeune femme unijambiste : si celle-ci souffre d’une infirmité physique, Branford se distingue à cause d’un handicap social qui l’empêche de s’intégrer au groupe (notons que ses propres « jambes » subiront aussi une malformation). Son parcours initiatique a dès lors valeur d’apologue, la société humaine se réfléchissant de manière satirique dans l’univers de la ruche. Les mâles y apparaissent comme des beaufs vulgaires et dominateurs, partisans du moindre effort et ressassant toujours les mêmes obsessions sexuelles. Si Branford est souvent leur souffre-douleur, c’est avec leur alter-ego humain, le voisin de l’héroïne, qu’il aura le plus maille à partir. De leur côté, les femelles sont victimes d’une organisation du travail qui ne repose que sur elles, les ouvrières, et elles subissent encore la grossièreté violente de leurs compagnons. La destinée sentimentale de l’héroïne peut y trouver là son miroir, l’un et l’autre offrant plus généralement une image de la condition féminine. Chris Ware a fait remarquer que Branford était le seul véritable mâle de tout le récit, le seul homme qui se respecte, les autres n’étant que des minables ou des lâches pathétiques – l’ironie veut que Branford soit une abeille, et donc pas tout à fait un homme non plus. En tout cas, il se comporte avec sa compagne Betty avec tous les égards que ne reçoit jamais l’héroïne principale : il la soigne, la nourrit, la protège… C’est ce qui fait de lui « la meilleure abeille du monde », animé du premier et du plus pur sentiment de l’humanité : la compassion.

On sait que cette émotion irrigue toute l’œuvre de Chris Ware, devenu maître de l’empathie en bande dessinée. Il est alors légitime de tenter un rapprochement entre l’auteur et son petit personnage, d’autant que le dessin qu’il avait réalisé pour la couverture du premier numéro de Kaboom le représentait (ou du moins représentait un dessinateur) à sa table de travail avec une anatomie très similaire à celle de Branford. De là à voir dans la pollinisation de l’abeille, fécondation indispensable à la vie des fleurs, une allégorie de la création graphique de l’auteur, il n’y a qu’un pas qu’on franchira avec beaucoup de précautions. Cependant, les fleurs occupent une place centrale dans Building Stories, s’entremêlant souvent avec la vie des différents personnages. Les existences que raconte Ware, avec son génie de la concision et du détail, s’apparentent à la croissance des plantes, comme si la vie humaine se développait à partir de graines semées par la fatalité et dont le récit laisse entrevoir les résultats. Ainsi on comprend que la logeuse du building est une vieille fille solitaire parce que sa mère lui a insinué une forte culpabilité qui l’a poussée à ne jamais la quitter pour mener sa propre vie. D’une façon plus directe encore, l’héroïne découvrira avec angoisse que sa fille adopte un comportement très similaire au sien, perpétuant le schéma de ses origines.

Dans Building Stories, l’apologue des abeilles se fonde plus particulièrement sur la question du langage. Émile Benveniste a fait remarquer que si les abeilles en possédaient un, il ne reposait sur aucun échange. Ces insectes produisent un message auquel ils ne répondent qu’en adaptant leur comportement. Ainsi, les abeilles se distinguent par leur incapacité à dialoguer. On comprend ce qui a pu interpeler Chris Ware, pour qui la thématique de l’incommunicabilité est d’une grande importance. Tout comme les autres personnages du récit, l’héroïne éprouve de grandes difficultés à interagir avec ses semblables, surtout au niveau du langage : les non-dits et les quiproquos empêchent toute forme de rapprochement avec autrui. Branford se différencie encore de tout ce beau monde par son incessante quête du dialogue. Il cherche à interpeler Dieu, mais ses appels restent lettre morte. Le mutisme béat de Betty (causé par une mystérieuse maladie) désespère également Branford, dont les déclarations d’amour finissent par ne plus recevoir de réponse. C’est encore ce qui fait de l’abeille la meilleure du monde, justement parce qu’elle cherche à entrer en résonnance avec lui, dans une communion spirituelle qu’on n’attendrait pas chez un si petit être. Cette particularité apparaît le temps d’une page bouleversante où Branford fait personnellement l’expérience du cogito ergo sum de Descartes. La nuit, en proie à une angoisse existentielle, Branford prend conscience qu’il parvient à voir les fleurs, qu’il appelle les Yeux de Dieu. « Mais d’autres yeux voient ? dit-il, me voient moi ? » Malgré son cerveau minuscule, il poursuit avec un monologue à la splendeur renversante : « Mais si moi je te vois dans ce cas tu me vois moi… Et je t’aime toi, et je m’aime moi ! […] Même si ça ne se peut pas, moi je vois et je te vois » (c’est l’auteur qui a mis les mots en gras). Il est difficile de ne pas voir une transposition naïve et poétique de la maïeutique cartésienne, dans laquelle « je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit », prouvant par la même occasion l’existence de Dieu, par le seul fait qu’il en vient à penser son existence. Mais là où Descartes se place du point de vue de la raison, Branford déplace le concept dans la sphère du cœur, ramenant la perception du monde au niveau des affects et de la sensibilité. Si Branford parvient à s’ouvrir aussi pleinement au monde, c’est qu’il l’accueille tout entier dans son cœur. Comme pour les autres personnages, la réflexion constitue le seul obstacle à son bonheur, renfermement égoïste qui le plonge dans les pires atermoiements (l’héroïne rencontre fréquemment le même problème, parce qu’elle se fait des idées). On en a l’image lorsque Branford s’enferme malgré lui derrière une vitre qui réfléchissait des « Yeux de Dieu » : il s’est laissé abuser par les apparences trompeuses du réel, dupé par la perception raisonnée de la réalité. La fin de son aventure en sera tout aussi révélatrice. Le regard de Dieu – c’est-à-dire celui de la conscience intérieure – ne peut se placer à la surface du réel, sur son seuil réfléchi, mais dans la profondeur du cœur. Croire le contraire, c’est risquer l’aplatissement de toute son existence.

L’histoire de Branford rappelle enfin la machinerie narrative à l’œuvre dans les bandes dessinées de Chris Ware : micro-récit au sens littéral, elle déploie des péripéties minuscules réglées comme une mécanique implacable, à l’image du quotidien. C’est de cette façon que l’auteur explore les mécanismes sociaux, avec des images vues comme à travers un microscope, et l’allégorie des abeilles en est une si belle illustration qu’on pourrait y voir une théorisation de l’art warien. Le théâtre des aventures de Branford est un microcosme qui reflète le monde des hommes, « un petit univers », comme l’écrit Papus, « ayant en raccourci en lui toutes les lois du grand univers, et au moyen duquel, par analogie, on peut redécouvrir toutes les lois générales ». Mais l’infiniment petit côtoie de près l’infiniment grand, surtout dans ces pages à la grâce insondable où Branford virevolte au milieu des fleurs, ces Yeux de Dieu qui lui lancent des œillades célestes et béatifient chacun de ces mouvements. Le microcosme fait alors face au macrocosme qui forme le corps de Dieu, étoiles végétales à travers lesquelles l’éternité regarde le tout petit Branford, devenu bactérie. En entrant dans Building Stories avec la meilleure abeille du monde, on pousse certes une petite porte, mais elle ouvre sur l’infini.