Inévitablement, l’européen ignore tout du martyr Louis Riel ; la distance, du continent américain au nôtre, exile cette figure de l’Histoire canadienne bien loin de nos préoccupations culturelles. La biographie dessinée par Chester Brown est donc l’opportunité de plonger dans un épisode occulté de la colonisation des Amériques : le massacre des métisses français-indiens dans un Canada encore sous tutelle anglaise. Si les malversations politiques, les fraudes et guerres de pouvoir, toutes les petites magouilles inhumaines à jamais indissociables de l’impérialisme sont évidemment conviées, l’abjection qu’elles déclenchent s’efface très vite au second plan, derrière la fascination pour l’imposante carrure du héros.

Tout d’abord, la figure de Louis Riel gagne à être replacée dans l’ensemble de l’oeuvre de Chester Brown pour être déchiffrée. Pasteur raté dont le principal atout fut la maîtrise de la langue anglaise, homme cultivé et charismatique qui s’imposera peu à peu comme le leader de la révolte métisse, Louis Riel montre très tôt dans son parcours des signes troubles. Ses interprétations religieuses et sa rigueur outrancière ne sont pas sans rappeler Madame Brown, mère castratrice de l’auteur dans son Je ne t’ai jamais aimé autobiographique. Sa morale inflexible et son sens de la punition répondent en creux à la culpabilité de l’ado Chester, confessant dans la douleur ses branlettes devant les magazines érotiques Playboy.

A bien y regarder, Louis Riel l’insurgé n’aurait donc de biographie que le titre. Brown avoue extraire le noyau de l’Histoire et brode, coupe, arrange par soucis d’aménager une intrigue rythmée. Des faits, il préserve un filin tendu entre les sources citées en notes de fin, mais épingle dessus son univers introspectif et abreuve « son » Louis Riel d’obsessions qui habitaient ses précédents livres : vie sous tutelle religieuse, foi confinant à la démence, et questionnement sur légitimité des institutions, qu’elles soient pieuses ou étatiques.

C’est en quittant la peinture de son cas particulier pour s’atteler à l’Histoire que Brown inscrit ce récit dans la continuité de son oeuvre. Madone de bois qui devance un navire à l’équipage désespéré, Riel son héros emporte les excès religieux hors du cocon autobiographique et familial, étend leurs conséquences à un peuple là où elles ne blessaient que l’auteur, et excuse les meurtrissures contemporaines en incarnant les erreurs du passé. Une aventure chargée d’émotions et d’Histoire à ne pas rater.