Une nuit de février 1973, une bande de bras cassés appuyée par différents cénacles d’extrême droite mène une opération secrète : il s’agit d’exhumer la dépouille de Pétain de sa tombe de l’Ile d’Yeu pour forcer le gouvernement à l’enterrer à Verdun, conformément aux dernières volontés du Maréchal. Leur but est de réhabiliter Pétain : ils prétendent faire oublier sa collaboration active avec l’Allemagne nazie, ainsi que sa condamnation pour haute trahison en 1945, et ne garder de lui que le souvenir du héros de Verdun, celui qui épargna la vie de ses hommes et gagna ainsi leur admiration. Mais des querelles intestines font tourner l’équipée en eau de boudin, et la police finit par retrouver le cercueil du proscrit dans un garage de la banlieue parisienne.

Cette lamentable pantalonnade se déroule un an après la création du Front National suite à sa séparation d’avec l’Ordre Nouveau de Tixier-Vignancour. Bruno Heitz voit dans ce fait divers une cabale du tout jeune parti de Le Pen visant à exercer un chantage sur la faction dont il provient, et à la mettre ainsi hors jeu aux législatives de mars 1973. L’ambition de l’auteur est donc explicitement archéologique : il s’agit de raviver la lutte des mémoires et des héritages qui déchira le pétainisme d’après-guerre, pour montrer d’où provient le parti d’extrême droite qui marque si douloureusement notre actualité. Suggérer que le lepénisme vient d’une telle machination, c’est en situer l’émergence dans une utilisation perverse de sa propre mémoire et de son propre héritage. En l’occurrence, la manipulation de l’opinion se fait en jouant sur la bêtise des références auxquelles on appartient pourtant, dans un geste d’une perversité et d’un nihilisme absolus, puisqu’il s’agit de faire sans aucun scrupule la publicité de l’idiotie et de l’absurdité des idéaux du groupe dont on se réclame, tout cela pour pouvoir mieux se débarrasser des individus qui, dans ses propres rangs, s’y reconnaissent le plus naïvement. Ceux qui réussissent ce tour de passe-passe intellectuel accèdent ainsi tout à la fois à la visibilité que donne la polémique et à la légitimité de ceux qui font le ménage parmi les imbéciles les plus extrémistes. L’air de rien, Bruno Heitz théorise efficacement la mécanique d’une politique d’extrême droite, et l’éclaire d’un jour nouveau, d’une manière très fine et très profonde : celle-ci repose toujours sur une manipulation perverse de sa propre mémoire, et sur de fausses ruptures – avec le pétainisme dans les années 1970, avec les dérapages de Jean-Marie Le Pen aujourd’hui – qui pourtant débouchent toujours sur la reconduction du même ordre fasciste. Heitz touche ainsi du doigt une idée essentielle : le fascisme est toujours la mise en scène illusoire d’un changement et d’une rupture. Il fait semblant d’intégrer les opinions les plus nobles et les plus répandues, mais comme il ne se reconnaît de toute façon aucune altérité, il s’agit toujours pour lui de s’adapter aux nouvelles conditions de sa propre perpétuation, quitte à rejeter violemment ce qu’il a adoré – comment comprendre, sinon, la fascination de Le Pen pour Reagan dans les années 1980 en regard du discours ouvriériste du Front National d’aujourd’hui ?

Le problème ici est que ce qui faisait auparavant la réussite des livres de Bruno Heitz se révèle un peu faible pour mener à bien une telle archéologie. On continue de beaucoup apprécier son dessin, qui se situe entre les caricatures d’Albert Dubout et le minimalisme du trait d’un Wolinski. Dans la série Un privé à la cambrousse, ainsi que dans C’est pas du Van Gogh mais ça aurait pu…, ce retour aux fondamentaux de l’image lui permettait de présenter un humanisme paradoxal à la Simenon, où la bêtise côtoyait la grandeur, et où l’amoralité et la simplicité des personnages se trouvait toujours compensée par la profondeur des histoires individuelles. Mais ce dispositif fonctionne moins bien lorsqu’il s’agit de donner une portée politique au récit : ici, la transparence et la naïveté de l’image deviennent des obstacles à l’interprétation de la mémoire, et le regard reste trop extérieur aux événements racontés, ce qui rend moins nette la profondeur des interprétations possibles, auxquelles l’auteur nous convie pourtant.