A sa manière, Frédéric Bézian est une légende. Une légende secrète, transmise furtivement par quelques mystagogues à de nouveaux initiés, apparue à l’aube des années 1980 et sanctifiée par l’inoubliable trilogie Adam Sarlech. Légende qui s’exacerba avec le grand silence de l’auteur dans les années 1990, consacrées pour l’essentiel à un travail dans l’animation (la série Belphégor), qui lui laissa paraît-il un souvenir amer, et caractérisées par ses rapports difficiles avec le monde de l’édition, qui en font un auteur encore rare. Un Donjon mémorable de noirceur (à l’égal de celui de Blutch) l’année dernière sonnait donc le grand retour de cet enfant perdu de la bande dessinée, d’une singularité graphique telle que certains le considèrent comme l’égal d’un De Crécy.

Truffés de références, ses oeuvres précédentes, difficiles d’accès, ont été trop souvent circonscrites à l’univers d’un gothique fin de siècle tendance Shelley ou d’une littérature décadente où les noms de Huysmans et Lorrain émergent en premier lieu. Ce Gardes-fous, pour le lecteur non averti, pourrait de la sorte passer pour un polar dont les codes majeurs sont respectés. Mais avec Bézian, le genre lui-même n’est qu’un prétexte à l’exploration formelle de ses limites, sa potentialité ou ses faiblesse. Exploration formelle qui passe prioritairement par un sens de la mise en page et du cadrage tout simplement exceptionnel. Le travail sur les angles, les lumières, l’équilibre de la page forcent l’admiration, même si l’amoureux des premières heures pourra regretter une approche peut-être moins spontanée, moins lâchée, en apparence seulement, car Bézian a toujours indiqué qu’il ne laissait rien au hasard.

L’intrigue ne présente en elle-même que peu d’intérêt : un serial killer, particulièrement gratiné (il découpe le sexe et les seins de ses victimes pour les emporter, pratique des rituels scatophiles), frappe dans toute l’Europe et vient d’annoncer son dernier crime, qui interviendra dans le Gard. Un policier, en dressant le profil de ce dernier, en conclut qu’il commettra le prochain meurtre près d’une villa luxueuse, au bord d’un lac, sorte de Xanadu habité par un éditeur nabab (La Martinière ? Mourad Boudjellal ?). Ce cadre conventionnel sert en fait de cache à une réflexion, inégale, sur l’écriture, les rapports de pouvoir, de sexe, la musique (la plage de silence où les protagonistes écoutent un titre est un moment très réussi de l’oeuvre, au point qu’on aimerait la voir se prolonger). Ce blanc affecte aussi les titres des livres qui composent la bibliothèque de l’éditeur, comme si Bézian cherchait à effacer toute trace de références trop évidentes, trop lisibles, trop faciles. Ce souci éloigne cependant Bézian de son objet, le désincarne quelque peu, ne laissant qu’un corps beau et harmonieux. Mais irrémédiablement glacé.