Daredevil est un superhéros trouble par essence. Un costume de diable rouge, une relation équivoque et à la foi chrétienne au meurtre (Daredevil a tué de manière involontaire) lui sculptent une figure moins lisse que celle de ces congénères. Assumée depuis sa création, cette volonté s’est simplement manifestée par la mise en avant d’un statut de martyre par dessus celui de justicier. Le public retient que toute bonne action arrache en contrepartie à cet homme quelques copeaux de son âme, de son humanité ; le sacerdoce a débuté cette matinée ensoleillée de l’enfance où il se jette sous les roues d’un poids lourd pour en écarter un aveugle de sa route. Il en perd lui-même la vue. S’enchaînent depuis, et aujourd’hui encore, deuils et relations amoureuses avortées dans la douleur : une vie d’horreur.

Ce n’est donc pas un hasard s’il figure parmi les premiers héros de l’écurie Marvel dont les aventures sont rythmées à grands coups d’événements quotidiens poisseux. Dépressions nerveuses à répétition ou ex-petite amie héroïnomane, capable de révéler son identité secrète à la pègre contre une dose, sous-tendent une violence psychologique rare dans le monde des lectures destinées aux enfants (pour la petite anecdote, les bambins français de Strange n’y auront vu qu’une pauvresse affamée contrainte d’échanger le nom de son ancien chéri contre un quignon de pain, merci aux traducteurs attentionnés des éditions Lug de l’époque). Avec Bendis et Maleev, puisque leur version se destine uniquement aux adultes, les désordres intimes de Daredevil n’ont plus d’entrave. Un choix qui se concrétise immédiatement dans l’image : ambiance de polar urbain et graphisme façon photo réaliste flattent l’abomination des rues américaines, tandis que le trait nerveux instille saleté et instabilité à chaque image.

Se détache alors de ce décorum splendidement repoussant le rouge ardent du costume, lumière éclatante mais dont le problème est qu’on ne sait jamais quelle valeur elle va désormais incarner. Perte de repère, perte des valeurs, autant graphique que dramatique : Daredevil s’est institué chef local de la pègre, dernière solution en date pour tenter de réguler le crime organisé. Selon la coutume, il a cédé un morceau de son être, double cette fois : son identité secrète et l’amour du public, dont il n’a plus la confiance. Le Décalogue, nouvel opus qui s’appuie sur une longue tradition, montre la difficulté pour le héros de revendiquer une stabilité morale, de tomber dans cette forme de manichéisme rassurante avec échelle de valeurs limpides, avant de mieux conclure qu’il lui sera même désormais impossible d’y arriver. « I’am your God « , titre la couverture, mais qui veut d’un diable aveugle comme Dieu bienveillant ? Personne, pas même à Hell’s Kitchen (quartier pauvre de New York) où Daredevil opère depuis ces débuts. L’échec de cette nouvelle politique est inévitable et le justicier commence à en prendre la mesure. Que lui reste-t-il donc à perdre ? L’éventail des possibles n’est pas large et glace le dos par avance. De nouveaux sacrifices en perspective, pour cette belle figure de martyre des temps modernes.