Après Le Quartier des marchands de beauté, paru l’année dernière, ce quatrième livre traduit en français confirme si besoin était le refus de l’Américain de se prêter au jeu du page-turner. Invité en 1980 par Art Spiegelman à dessiner dans RAW, Katchor est devenu un habitué de la presse US, et les strips qui composent L’Odyssée d’une valise en carton, avant d’être réunis en recueil par Pantheon Books,ont été prépubliés dans The New York Press. Hebdomadaire ou mensuelle, la périodicité permet de cerner la manière sans doute la plus évidente d’aborder cette œuvre : par une assimilation lente et discontinue, une lecture en infusion sous peine de noyade, prônée par l’auteur lui-même lorsqu’il explique que chaque strip est conçu comme un ensemble distinct de ce qui suit et de ce qui précède, un tout pensé pour avoir la concision et la densité d’un poème. Insatiable voyageur en quête de connaissance, Emile Delilah visite Tensint, une île « en forme de pantoufle défoncée » ou peut-être « de tube de dentifrice vide », réputée pour son importation massive de boîtes de conserves et pour la variété notable de ses sites patrimoniaux de lieux d’aisance à ciel ouvert.

 

On croise également Elijah Salamis, militant acharné de l’abolition des frontières et des nationalités, ainsi que le prophète d’une secte bizarre et le roi exilé du Canthus extérieur, nouvelle destination de rêve pour l’enthousiaste Delilah après qu’il a échappé de justesse à la disparition de Tensint « par évaporation de son substrat volatile ». Liés ou non à cette trame, d’autres personnages et d’autres lieux apparaissent comme des interludes, et l’écriture d’invention de Katchor fonctionne à merveille lorsqu’il campe des commerces aux devantures mystérieuses ou des bâtiments administratifs insolites rappelant les déambulations du photographe immobilier Julius Knipl. D’infimes détails peuvent faire sens, à l’image de cette scène, au début du livre, où « un imprimeur de Gazogene City vérifie le repère du magenta sur le dessin au trait d’une aorte malade illustrant un petit recueil de poèmes d’amour autoédité ». Comme s’il s’agissait de cartographier non pas un infiniment petit mais un infiniment négligé, un élément ou une somme d’éléments qui existeraient à peine s’ils n’étaient soudain verbalisés, et dont l’évocation fait se demander : que voit-on, que manque-t-on ?

 

Ainsi un propos anecdotique rapporté il y a des dizaines d’années dans le vestibule d’un restaurant démoli ou l’arrière-boutique d’un marchand de couleurs imperceptibles à l’œil nu, qui aurait pu devenir de proche en proche le détail d’une histoire drôle malmenée par le temps et les traductions, se transforme chez Katchor en un fait capital qui peut infléchir le cours de l’histoire, ou au moins le trajet d’une promenade quotidienne. Il est beaucoup question de perceptions, de ce qui est donné à la vue, à l’odorat et au toucher, des ressentis présents et des arômes oubliés, mais l’originalité de la langue frappe plus encore. De ces scènes de rue se dégage une musique à la fois familière et ésotérique, jouée dans les récitatifs, remarques narquoises cachées derrière l’apparence d’un commentaire banal, autant que dans les phylactères au lettrage le plus souvent incliné vers le haut, en décalage par rapport aux textes qui le surplombent, et qui figurent moins le dialogue que le soliloque.

 

Il y a dans cette langue dingue et foisonnante de la rumeur, de la légende urbaine et de l’inconscient collectif ; derrière l’histoire se cacheraient des dialectes rares, des faisceaux de signes scandés par une prose diablement efficace dont on guette les rimes possibles, et qui paraît fonctionner par d’étranges associations d’idées où des noms communs recherchés sont accolés à des qualificatifs inattendus. Katchor ne propose pourtant ni bavardage gratuit ni jeux d’écriture automatique hasardeux, tout se tient avec une singularité qu’il n’entend pas sacrifier :« Je ne veux pas qu’on puisse dire de mon travail : « Voici ce dont il s’agit », car tout ça se rapporte à mes rêves ».Un vendeur fait l’article : « Mais ces valises, voyez-vous, ne sont pas destinées aux estivants ni aux touristes occasionnels. Elles sont pour les hommes ou les femmes désespérés qui doivent littéralement se faire la malle, que ce soit pour traverser un couloir ou un océan. Ce n’est pas pour vous ». Plutôt qu’une invitation au voyage, la valise en carton semble bien cacher le terrible symbole de l’errance.