La critique de bande dessinée est-elle nulle ? se demandait-on récemment (Chronic’art #25 – mai 2006). Au vu des réactions suscitées par Fraise et chocolat, la réponse est indubitablement oui. D’abord parce qu’à l’heure ou Golgo 13 et Wimbledon green débarquent en librairie, sa médiatisation outrancière est injustifiable. Ensuite parce qu’entre ceux qui crient au génie et ceux qui descendent l’ouvrage, jamais l’expression « aveuglement critique » n’aura été aussi méritée. Enfin, parce que le discours médiatique a atteint pour l’occasion un niveau de médiocrité rarement atteint, avec mention spéciale pour Le Monde, pris en flagrant délit de pompage du dossier de presse. Il faut reconnaître que celui-ci était bien rédigé, distillant habilement les références à Reiser et Anaïs Nin, reprises avec une unanimité presque touchante. On aurait pourtant pu s’attendre à ce que certains critiques aient lu Reiser: Fraise et chocolat offre aussi peu de similitudes avec sa critique sociale vacharde qu’avec l’univers bohème et partouzard de Nin (il faut toutefois sauver de cet océan de médiocrité la critique de XaV sur Du9. Il est d’ailleurs amusant de constater qu’elle figure en haut de la liste des articles les plus consultés du site, en alternance avec celui sur Step up love story et le collectif True porn 2. Le cul coco, y’a que ça qui vend…).

Victime collatérale de ces errances journalistiques : Mon bel amour de Frédéric Poincelet, immanquablement placé en contrepoint de l’ouvrage d’Aurélia Aurita, comparaison à peu près aussi pertinente que celle qui viserait à associer à tout prix American pie et Ken Park. Il y a pourtant une bande dessinée parue cette année à laquelle Fraise et chocolat aurait gagné à être comparé: la Vallée des merveilles de Joann Sfar. Même autosatisfaction béate, même obscenité crypto-bourgeoise à vouloir étaler son bonheur à la face du monde. Car si l’ouvrage d’Aurita est bel et bien indécent, ce n’est évidemment pas à cause du récit des galipettes de la jeune femme avec un quadragénaire -même l’Eglise Catholique n’est plus si sévère avec la sodomie-, mais à cause du manque de recul de l’auteur vis-à-vis de son propre sujet. Résultat: ce qui est vendu comme un livre sulfureux n’est rien d’autre que le récit enamouré d’une rencontre, par moments aussi mièvre qu’une comédie romantique hollywoodienne, parties de jambes en l’air en plus. Mais contrairement à Sfar, Aurita a l’excuse de l’âge: rappelons à toutes fins utiles que l’auteur de Fraise et chocolat a 23 ans et qu’il s’agit de son second livre. Du calme, donc.

D’autant que l’ouvrage a les qualités de ses défauts: on peut reprocher beaucoup de choses à Fraise et chocolat mais aucune malhonnêteté, sinon de la maladresse. Comme cette phrase, page 106: « Le dimanche 9 janvier 2005 à 1h55 du matin, Frédéric Boilet a joui dans mon cul ». En citant nommément son amant, Aurita entérine le pacte autobiographique et se fait un joli coup de pub au passage: Boilet est lui même auteur de bande dessinée. Plus la peine de venir prétendre ensuite que: « l’histoire que vous venez de lire est une fiction, car je n’ai, bien évidemment, de toute ma vie, repassé une seule des chemises de Frédéric », on n’y croit plus ! On se rappelle le Journal de Fabrice Neaud: l’auteur a-t-il écrit qu’il habitait dans une telle ville, cité telle ou telle personne? Non, il a juste dessiné cette ville, ces gens. Aux mauvais esprits d’y voir ce qu’ils veulent. Dans Fraise et chocolat, il n’y a pas de place au doute, à la réflexion sur le registre autobiographique, et au-delà sur le médium. Un manque d’ambition flagrant, quelque peu contrebalancé par l’humour, car Aurita, à l’instar de Riad Sattouf, a un vrai talent pour transcender le réel par le dessin, et pour peu que l’on veuille bien oublier le tintamarre qui a accompagné sa sortie, son livre n’est pas désagréable à lire. La question est donc la suivante: continuera-t-elle à l’avenir sur la voie de la facilité, sur laquelle s’est souvent embourbé le surdoué Sattouf depuis Ma circoncision, ou se risquera-t-elle à aborder des sujets plus profonds que son propre plaisir, à s’intéresser au monde qui l’entoure plutôt qu’à elle-même? Le choix lui appartient.