Si la prolifération des récits autobiographiques en bande dessinée au cours des années 90 a certes élargi les frontières du médium, elle favorise aujourd’hui l’émergence d’oeuvres dont la démarche et l’intérêt sont plus que discutables. Pourquoi j’ai tué Pierre n’est pourtant pas un livre indigne -le scénariste évoque pour s’en libérer l’agression sexuelle dont il a été victime pendant sa jeunesse-, mais malgré la meilleure volonté du monde, les auteurs tombent la tête la première dans tous les pièges tendus par ce sujet délicat, en premier lieu l’absence de retenue et de simplicité. Elle est notamment manifeste au niveau graphique: le dessinateur Alfred fait flèche de tout bois, multipliant inutilement les effets de styles, allant jusqu’à intégrer sur la fin des photographies comme pour attester de la qualité documentaire de son travail, là où l’épure et la cohérence stylistique auraient sans doute donné des résultats nettement plus probants. Le découpage du récit est du même tonneau: la séquence de l’agression est étirée sur 12 pages, alors même que l’acte reste hors-cadre, à l’opposé exact de la démarche de Debbie Dreschler, qui dessinait de manière frontale dans Daddy’s girl les agressions dont son personnage était victime, sans s’y attarder plus d’une ou deux images, l’impact s’en trouvant décuplé. Mais le summum de la maladresse est atteint dans la dernière partie du livre: désirant retourner sur les lieux de son calvaire avec son co-auteur, le scénariste y fait la rencontre inopinée du Pierre en question, qu’il croyait mort. Là aussi, l’étirement de cette séquence n’a pour but que d’entretenir un suspense puis mettre en valeur un « scoop » qui n’ont pas lieu d’être.

Mais la véritable raison de l’échec de cette oeuvre, c’est le scénariste qui la livre en justifiant sa décision d’écrire cette histoire: « C’est aussi efficace qu’une psychanalyse et ça me fait faire des putains d’économies ». Cette auto-analyse -que le lecteur est donc sensé financer- se fait malheureusement sans grand discernement, l’auteur passant au final à côté de l’aspect le plus intéressant de son sujet : l’impact de son éducation et des moeurs libérales de ses parents sur sa propre sexualité et sur l’agression dont il fut victime, perçue dans un premier temps comme quelque chose de normal par l’enfant. Là où David B. mettait en relation dans L’Ascension du Haut mal la maladie de son frère avec son histoire familiale et son propre parcours d’auteur, Olivier Ka échoue à transcender l’agression dont il fut victime et la situer dans une paysage culturel plus large, celui des années 70 et de la « libération sexuelle ». Les passages qui l’évoquent en creux sont de loin les plus intéressants du livre, donnant par intermittences un aperçu de ce qu’il aurait pu être.