C’est sans doute parce qu’il a commencé sa carrière de cinéaste en réalisant de nombreux films pédagogiques à l’attention des écoliers iraniens et que l’enfant est resté une figure centrale dans ses fictions (Le Passager, Devoirs du soir, Où est la maison de mon ami ?) qu’Abbas Kiarostami a été contacté par une organisation de l’ONU, le FIDA (Fond international de développement agricole) pour réaliser un documentaire sur les orphelins d’Ouganda. Sujet de la commande : 1, 5 million d’enfants et 10% de la population du pays, privé de parents, principalement à cause du Sida, première cause de mortalité sur le continent africain. Confronté à ces chiffres et à la réalité brute qu’ils disent et cachent à la fois, le spectateur est saisi par un sentiment de sidération. L’abandon de l’Afrique et de ses populations dans les médias occidentaux -à quelques exceptions près- est presque devenu une évidence honteuse, une donnée gênante mais qu’on ne questionne plus. Continent disparu par l’image, l’Afrique est ainsi rayée de la carte de nos imaginaires qui ne lui accorde plus que la place d’une terre martyre avec sa litanie de malheurs chiffrés. Au mot « Afrique », on finit tous par sortir sa culpabilité impuissante (au mieux), sa lassitude indifférente (au pire).

On sort du film de Kiarostami avec un sentiment inverse : heureux d’avoir vu un peu d’Afrique, d’être passé de l’écran noir des statistiques à l’humanité noire sur l’écran. C’est que, comme tous les bons documentaires, ABC Africa ne sait pas ce qu’il va trouver en faisant le voyage chez l’Autre. Fidèle à ce qu’on peut appeler son « système », plutôt une morale de cinéaste, Abbas Kiarostami met d’emblée à nu le dispositif du film qui est en train de se faire. L’un des premiers plans représente le fax du FIDA à l’origine du projet. Envoyée le 23 mars 2000, la commande précise au cinéaste iranien l’objectif premier d’un documentaire qu’il réaliserait sur les orphelins d’Ouganda : attirer l’attention internationale sur un drame humain ignoré à partir du regard d’un artiste de renommée mondiale. Le documentaire réalisé honore pleinement les termes du contrat. D’un côté, il assume une part stricte de commande, véhiculant un certains nombre d’informations susceptibles d’éclairer le sujet : comment les femmes survivent aux ravages des décès à répétition -de leurs maris, de leurs enfants- aidées par un personnel médical onusien qui leur enseigne les principes de l’épargne pour constituer des bourses collectives d’entraide ; comment le monde développé peut concrètement soulager les souffrances des enfants orphelins : le film se conclut sur l’adoption d’un enfant par un couple d’Européens. Sous cet angle, le film ne se démarque pas des codes habituels du genre (témoignages de responsables, visites des lieux d’aide et d’instruction) mais il réalise le but annoncé : informer et attirer l’attention.

L’autre aspect du film -indissociable de ce premier- est néanmoins ce qui fait son originalité et sa beauté. Loin de se contenter d’un enregistrement à distance des hommes et des enfants qu’ils filment, Kiarostami et son assistant Seifollah Samadian, tous deux munis d’une caméra DV, décident de capter leur rencontre avec eux : confrontation très émouvante d’hommes d’images face à des enfants privés d’images. L’une des plus belles séquences d’ABC Africa, au début du film, montre les dizaines d’enfants d’un village ougandais tourner autour du cinéaste et de son assistant. D’abord, la scène ne surprend pas, figurant un cliché : l’attraction habituelle que provoque les équipes de télévision et leur matériel chez ceux qui se contentent de regarder le petit écran ou d’en être les sujets involontaires ; puis avec la durée qui s’installe, le mouvement de ronde autour des deux preneurs d’images s’intensifie, accompagné de rires qui touchent Kiarostami riant à son tour et montrant à certains enfants les images qu’il prend. Moment de magie documentaire, aux antipodes du discours catastrophiste des reportages télé. Grand moment de cinéma où le poids du réel -la souffrance des enfants- compte moins que l’instant où l’on s’en démarque pour inventer autre chose : une mise en scène.