Epopée culinaire, A vau-l’eau nous laisse nauséeux.
Nous tournons la dernière page du roman avec une sensation d’écœurement semblable à celle qui suit les mauvais repas. Le secret de Huysmans semble impénétrable. Comment a-t-il pu nous captiver ainsi ? De quelle épice a-t-il chatouillé notre palais ? Quelle saveur avons-nous trouvé à goûter l’existence si vide de son personnage ? Aucune recette en apparence, pas d’histoire pour retenir notre attention, ni même une figure originale pour donner un peu de piment à cette platitude démoralisante.
Antihéros parfait, Folantin, qui a sans doute inspiré le Roquentin de La Nausée, n’est qu’un misérable employé de bureau hypocondriaque et boiteux. Ecrasé par la solitude, il passe ses journées à subir le bavardage insipide de ses collègues et ses soirées à la recherche inlassable d’une « boustifaille » mangeable.
C’est ici que l’écriture de Huysmans se fait subtile : le rythme du récit, réglé sur la monotonie des journées de Folantin et sur le retour cruel de saisons identiques, semble agir sur nous comme le pendule de l’hypnotiseur.

Comme Folantin, on se sent pris progressivement par « un alourdissement absolu d’esprit » et, comme lui, on se met à lire passivement en se laissant aller à vau-l’eau. Le génie de Huysmans semble avoir mesuré l’ampleur de l’attraction que pouvait produire le récit d’une dépression. S’identifier à la mélancolie de Folantin procure quelque chose de semblable à ce que les médecins appellent « une douleur exquise », ou du moins une jouissance toute narcissique. Nous sommes captivés par cette figure de l’humain saisi par l’image de sa propre douleur. Et ce jeu de miroir enivrant nous fait glisser délicieusement dans la complaisance du personnage. Folantin exècre, en effet, tout ce qui au fond pourrait briser le cercle clos de sa solitude. Il éprouve une profonde répulsion pour tout corps étranger, un dégoût irrépressible pour la matière et en particulier pour la nourriture. Or cette phobie n’est que le revers de sa mélancolie.

Flattant le maniaque qu’il y a en chacun de nous, Huysmans joue avec le désir secret du « dégoûté » de se repaître de « dégoûtant ». Et c’est ainsi qu’il nous traîne avec jubilation, de bibines de dernier ordre en gargotes crasseuses. Il faut alors affronter la plume avertie de l’élève de Zola et faire face aux effluves de graillons de ces salles de restaurant, à leur « saleté stupéfiante » et à l’affreuse pitance que l’on avale en ces lieux. Rien n’échappe à l’œil obsessionnel de Folantin : ni les filets de jaune d’œuf séchés sur les couverts, ni les ronds de bouche encore marqués sur les verres. Les œufs au plat ne sont plus que des « tas de glaires », et les mets ont un « goût indéfinissable tenant de la colle de pâte un peu piquée et du vinaigre éventé et chaud ». Mais, c’est assurément pour la viande « partout privée de suc » que le dégoût de Folantin atteint son paroxysme. C’est d’abord « les filaments des aloyaux dont les chairs fuient sous la fourchette », puis « une carne fétide ratatinée comme des semelles de bottes ».

De la viande à la chair et de la chair à l’autre il n’y a qu’un pas. Et le dégoût de Folantin, qui n’aspire qu’à la « continence », va élargir son champ d’action à l’humanité entière. Dès lors, la clientèle des restaurants se métamorphose en un amas monstrueux de « narines » et de « doigts poilus » agitant des mâchoires épileptiques. Célinien avant l’heure, le réalisme implacable d’A vau-l’eau sollicite en nous cette part obscure qui rejette violemment le corps de l’autre. Et la misérable misanthropie de Folantin déteint inévitablement sur le lecteur.
Certes, le raffinement dans la recherche du détail annonce le style d’A rebours et la coquetterie dégoûtée de notre héros préfigure le dandysme de des Esseintes. Il n’en reste pas moins que Folantin ne sera jamais à la hauteur de l’aristocratie décadente et Huysmans nous confine pour l’instant avec lui dans une cruelle médiocrité.