Chez Chronic’art, on aime beaucoup le festival de Locarno (forcément : Leviathan il y a deux ans, c’était là-bas ; Histoire de ma mort l’an dernier, pareil), mais on a un petit problème de timing. Outre que cette carte postale vous parvient avec un peu de retard, elle arrive entachée d’un mauvais calcul, lui-même résultat d’un choix cornélien : le renoncement aux 338 minutes du nouveau Lav Diaz (From what is before, reparti avec le Grand Prix et en effet fort beau d’après nos sources), pour 11 minutes d’interview avec Jason Schwartzman, lequel est très sympathique et bien entendu tout à fait classy, mais défendait là un film plutôt décevant – on y revient. On n’est pas revenu bredouille, cela dit : cette année encore, outre une rétro impeccable (les films de la Titanus, maison de production italienne fameuse, au catalogue de laquelle figurent aussi bien Comencini, Matarazzo et Fellini, que Bava et Corbucci), on a pu voir quelques beaux films. Notamment celui-ci, aussi monstrueux qu’indispensable : Cavalo Dinheiro, le nouveau Pedro Costa, suite et peut-être fin du chemin découvert dès Ossos il y a près de vingt ans.

Cavalo Dinheiro, Pedro Costa

Retrouvant Ventura huit ans après En avant, jeunesse, le film invite, dans un mélange de ravissement (le plaisir de retrouver, intacte, une puissance formelle qui reste probablement sans égal) et d’effroi, à plonger dans un grand vide, un véritable trou noir. Ce vide, c’est d’abord celui laissé par le quartier de Fontainhas, où Ventura ne vit plus, errant dans les limbes d’un hôpital filmé par Costa comme une sorte d’espace mental gothique, quadrillé par les ombres et les souvenirs de Ventura qui, parkinsonien et à moitié fou, semble vieux de deux siècles. Cette absence, où viennent s’engouffrer toutes les terreurs et où résonne la voix déchirante de Ventura, est en quelque sorte le vrai décor du film – lequel s’en échappe pourtant le temps d’une séquence d’une beauté irréelle, dessinée dans la nuit par des fenêtres lumineuses, contrepoint nocturne des extérieurs aveuglants d’En avant, jeunesse. Cavalo Dinheiro, c’est un peu Dans la chambre de Ventura. Mais une chambre qui serait à peine un décor, tout juste un tissu d’images lugubres et sublimes qui n’existent plus que pour Ventura – ainsi de la longue séquence, éprouvante, qui clôt le film dans un ascenseur en faisant dialoguer le vieil homme avec un soldat de plomb imaginaire. C’est effroyable et splendide, et on reparlera, bien entendu, sitôt le film annoncé dans nos salles.

Listen up, Philip, Alex Ross Perry

Listen up, Philip était attendu, au moins par ceux qui, comme nous, avaient aimé le précédent film du new-yorkais Alex Ross Perry, son deuxième, The color wheel. Réalisé à la mode mumblecore et donc potentiellement suspect, ce dernier cultivait une forme d’antipathie aussi radicale qu’attachante (et se bouclait sur un finale inattendu et plutôt convaincant). Ici, en dépit des efforts très appuyés d’Alex Ross Perry pour rendre antipathique son personnage, joué par Jason Schwartzman (un écrivain trentenaire hautain et fatalement ultra-névrosé, accueilli par un écrivain plus vieux et pensé comme un clone un peu trop évident de Philip Roth), le film, lui, est noyé jusqu’au cou dans son opération de séduction vintage (les jolies couvertures de livres au graphisme 70’s, à quoi se réduit ce que le film a à dire de la littérature) et son fantasme culturel caricaturalement new-yorkais, qui le rend d’autant plus ridicule par endroits qu’il se prend très, très au sérieux. 

Buzzard, Joel Potrykus

Nettement moins de bon goût, et un bien meilleur film. Il y a quelques années, Joel Potrykus présentait ici-même Ape, histoire grunge, mi-mollassonne mi-agressive, d’un comédien nul de stand-up qui finissait, au prix d’une mutation vaguement cronenberguienne, par se transformer en plante. Dans ses meilleurs moments, ce film pas tout à fait réussi intéressait comme documentaire sur l’ennui, en filmant avec un jusqu’au-boutisme sincère une forme de lose absolument pas branchée, tout à fait irrécupérable. Biberonné aux VHS d’horreur des années 80, Potrykus transforme l’essai avec Buzzard, qui retrouve le même acteur (Joshua Borge, gueule d’enfer, vraiment flippant) et peu ou prou le même principe, mais en poussant le volume. Le personnage est un cador de la débrouille minable, le type le plus dénué d’ambition qu’on ait vu au cinéma depuis longtemps – scènes géniales où, avec un collègue de bureau à chemisette tout aussi minable (Potrykus lui-même, excellent), il trompe l’ennui en inventant un casual gaming grandeur nature avec des chipsters et un tapis de course. Percé d’éclairs de violence glauques et jubilatoires, le film réussit surtout le prodige de ne pas tomber dans le piège rétro qu’il s’était lui-même tendu – cet horizon Nintendo / VHS qui voit le personnage, par désœuvrement, reproduire (et utiliser) le gant griffu de Freddy Krueger avec un powerglove et des couteaux de cuisine. Ce n’est pas grand chose, mais c’est vraiment pas mal du tout. 

Fort Buchanan, Benjamin Crotty

À mi-chemin de la France et de l’Amérique, une autre belle tentative, due à un jeune cinéaste américain installé en France et connu de nos services pour avoir co-réalisé certains des courts métrages de Gabriel Abrantes, dont Fort Buchanan reprend, pour partie seulement, l’ambition. Soit la déconstruction comique et queer d’une culture visuelle populaire – ici, principalement, quelques soaps américains, mobilisés par Crotty comme une pure et simple banque de donnée pour ses dialogues. Le contexte du film n’est d’ailleurs pas sans rappeler le génial Visionary Irak, puisque Fort Buchanan s’attache au quotidien sentimental d’une base militaire sise dans les bois, où s’ennuient voluptueusement les conjoints et conjointes de soldats partis au front. Le pari que le film réussit d’emblée consiste à faire exister, dans une économie minuscule, cette petite communauté qui tue le temps à parler cul d’une voix blanche, sur la scène d’un théâtre bucolique et enfantin. Au point que l’on regrette, parfois, que le film s’étourdisse dans ses effets comiques (produits principalement par le décalage entre le contexte et les dialogues crus), misant sur une distanciation complice là où on ne demande qu’à croire, simplement, à son récit. Reste que l’ambition à la fois modeste et très sûre de ce premier film donne envie d’en voir plus.

Nuits blanches sur la jetée, Paul Vecchiali

Autre film de poche, le nouveau Vecchiali adapte sobrement, à Marseille, les Nuits blanches de Dostoïevski (déjà passés entre les mains d’Antonioni et Bresson). Frappe d’emblée la joie de Vecchiali de s’emparer de ce décor faussement nu (la jetée du port, donc, quatre nuits de suite), et habillé par la seul grâce de sa mise en scène. Laquelle, ainsi contrainte, déploie des trésors d’invention (le ballet des tâches lumineuses qui, dans le fond, commentent rêveusement le dialogue très fourni). La liberté et l’autonomie de Vecchiali se révèlent d’ailleurs beaucoup plus payantes dans la contrainte : les rares embardées hors de ce protocole très strict (par exemple une scène dansée un peu embarrassante) ne sont clairement pas le meilleur du film.

Un jeune poète, Damien Manivel

Avec ce premier long métrage, Damien Manivel rejoue la mise d’un court métrage très remarqué à l’époque, La dame au chien, et surtout celle d’un jeune acteur (Rémi Taffanel) qui faisait alors des merveilles dans un registre devenu presque dominant aujourd’hui : l’ado mollusque, bredouillant et velléitaire, puceau jusqu’au bout des ongles. Celui-ci joue ici un « jeune poète », donc, peu doué évidemment, parti chercher l’inspiration en bord de mer, errant dans la ville en quête d’inspiration romantique. Premier problème : l’acteur en question a vieilli, fatalement, et si sa déambulation flasque fait toujours mouche ici et là, elle a perdu au passage un peu d’étrangeté. Composé de petits tableaux flasques et sous-rohmériens (on dirait parfois que Manivel cherche à faire du Hong Sang-so en plus lymphatique encore), le film est parfois assez drôle et inspiré, mais manque un peu de ressources pour échapper à cette malédiction qui pèse sur beaucoup de premiers longs français en les faisant ressembler à des courts un peu trop longs.

Los ausentes, Nicolas Pereda

Passé inaperçu dans la section parallèle on où l’avait relégué, le nouveau film du mexicain Pereda est pourtant superbe. Discrètement, Pereda poursuit de film en film une œuvre aussi modeste que remarquablement précise et inspirée. Dans celui-ci, qui lui fait retrouver son acteur fétiche Gabino Rodriguez, un vieux solitaire laisse passer les jours, à la limite de la robinsonnade, dans la maison qu’il occupe en bord de mer, loin du monde. Et c’est presque tout. Ce pitch (qui débouche tout de même sur l’éviction du vieux et un voyage à pied dans la montagne) est celui des deux tiers du jeune cinéma de festival, surtout côté sud-américain. Plans longs, très longs, behaviorisme radical, bruits de la nature autour : comment tirer son épingle de jeu avec pareille tarte à la crème ? Avec un sens aigu du cadre et du montage, qui est avant tout un remarquable sens des durées, et un goût très fin pour les ruptures brutes et poétiques. On ne s’étonne pas, au fond, que pareil film ne fasse pas plus de remous parmi les festivaliers. Mais on s’en désole.