De Bruno Heitz, on garde le souvenir d’un Angoulême lointain (début des années 2000 ?), égaré dans l’une des multiples tablées avinées qui font le charme de l’écrin charentais. Assis à côté de Vincent Ravalec, on remarque un curieux bonhomme, le regard vif et en même temps incroyablement serein, indifférent au Barnum et à l’agitation qui règnent autour de lui. Une connaissance nous apprend qu’il s’agit de Bruno Heitz, l’auteur de la série Un Privé à la cambrousse, devenue rapidement culte pour un petit cercle d’inconditionnels. La conversation animée qui suivit, avec Ravalec comme infatigable relanceur de débat, portait sur la littérature, le vin et inévitablement… la vie à la campagne, résonna comme une petite musique de chambre dans le déluge de décibels qui nous entourait. Bruno Heitz joue volontiers, et sans aucune stratégie, le rôle du candide dans le cirque des médias et de l’édition. Issu de la littérature jeunesse, il ne vient que tardivement à la bande dessinée, en 1995, à la demande de Jacques Binstzok, le patron du Seuil Jeunesse, près de quinze ans après ses débuts comme illustrateur. Si les premiers résultats ne sont guère convaincants, Heitz trouve la lumière avec Hubert, une sorte d’anti-héros au charisme inexistant, à la manière d’un Maigret qui n’aurait jamais quitté Saint-Fiacre. Bruno Heitz, lui, ne vit pas dans l’Allier comme son personnage, mais a grandi en Bourgogne avant de s’installer à Saint-Rémy-de-Provence (territoire consacré de la jet-set que Heitz a gentiment croquée dans une histoire courte de feu le magazine Bang !). C’est là, au détour d’une promenade à vélo, qu’il a l’illumination. Contraint par la pluie de rentrer dans un café, il s’abreuve littéralement, comme l’Alypius de Saint Augustin devant les combats de gladiateurs, des propos échangés par les vieux du village : acrimonie, misanthropie, vengeances rassies, sur fond de vieille histoire de collaboration et de résistance. Le cadre est bien là, reste à trouver l’élément perturbateur, qui viendra bouleverser les silences assassins et les conservatismes ancestraux.

Cet élément, ce sera donc Hubert, détective amateur et épicier itinérant tyrannisé par sa propre employée et un frère aîné bas de plafond. Les intrigues, particulièrement bien troussées, ne sont pourtant que le prétexte à un kaléidoscope de médiocrité, veulerie et rancœur, comme un Jacques Chessex qui porterait un regard adouci sur ses semblables. Car à Beaulieu, le village d’Hubert, il n’y a rien à visiter. Comme le dit le narrateur, français approximatif à l’appui pour conforter l’effet de réel linguistique, « l’église, on dirait qu’elle n’a jamais été finie, on n’a pas de maison natale d’homme célèbre, ni même les ruines d’un château où se serait commis quelque crime. Les gens ne vont pas à Beaulieu, ils y passent ». Les amorces, notamment, sont de petits bijoux de sociologie rurale, qui évoquent sans avoir l’air d’y toucher les inégalités sociales les plus manifestes. Entre une aristocratie paysanne qui se cache volontiers, capable de lire (« Un truc de feignant », « Ou de Parisien ») et qui peut se reconnaître « à des bois et des appartements en ville qui rapportent une jolie rente », et un prolétariat dont Hubert est lui-même issu, le clivage donne lieu à des enquêtes diligentées le plus souvent par l’aristocratie en question (notaire, boucher) et qui débouchent, loin des classiques adultères, sur des vérités enfouies depuis des années, qui ont souvent rapport avec la déliquescence politique et sociale des années 1960. Car Heitz a un goût prononcé pour ces supposées Trente Glorieuses qui n’ont manifestement pas concerné ses campagnes, son trait rond et suggestif, lointain descendant du Wolinski d’antan, constituant le support idoine pour ces destins quelconques, ces silhouettes qui restent dans l’anonymat. C’est précisément pour cette raison que ce J’ai pas tué de Gaulle mais ça a bien failli reflète une étape importante dans son œuvre, car son protagoniste, un certain Jean-Paul issu pareillement d’une ruralité qu’il exècre, décide de gagner Paris, non pas tant pour conquérir la capitale que pour faire oublier son passé de délinquant en herbe.

Plus encore que dans sa série fétiche, c’est le silence qui prédomine dans J’ai pas tué de Gaulle… Un silence aussi persistant à Paris (Jean-Paul est parfaitement isolé) qu’à la campagne (ses parents sont de parfaits étrangers pour lui), avec ces planches sans parole qui permettent d’apprécier la subtile économie de moyens du dessin de Heitz. La solitude de son personnage est alors retranscrite avec une bonne dose de trouble, de malaise et de frustration, qui le conduisent à accepter des propositions de plus en plus douteuses, depuis l’escroquerie à l’assurance jusqu’au complot politique organisé par une vieille connaissance de Jean-Paul, membre de l’OAS. Mais une nouvelle fois, chez Heitz, c’est l’esprit plus que la lettre qui a son importance. Le contexte historique est surtout l’occasion d’offrir le portrait d’un nihiliste, tant Jean-Paul a cette fascinante capacité à se laisser porter par les événements sans se révolter, jouisseur immédiat de la vie sans la projection sartrienne qui donnerait un sens à son existence. L’idéologie fasciste de l’OAS, tout comme la construction du mur de Berlin et la Guerre froide, l’indiffèrent parfaitement, au contraire de l’exalté Fabien, qui rêve tout haut de la vieille carte du monde vue à l’école « avec nos colonies en rose ». Pourtant, Jean-Paul va se faire le chauffeur officiel des attentats contre des cibles politiques (intellectuels, avocats…), incarnant ainsi une métaphore (un « transport ») littérale de la lâcheté, malgré ce sale boulot qui le mine. La seule solution pour ce personnage ne peut être que la fuite, ou plutôt le retour chez soi, le récit prenant alors l’allure d’une Ringstruktur parfaitement absurde et inepte, une sorte d’anti roman de formation, où le protagoniste n’a absolument rien appris de ses pérégrinations passées. In fine, découvert par ses anciens complices (« La campagne, dit judicieusement Heitz, c’est bien le dernier endroit où on peut se planquer »), l’odyssée de Jean-Paul s’achève chez une tante communiste, comme un refuge enfantin, non sans un ultime et ironique soubresaut de l’histoire / Histoire. Le pied-de-nez final vient couronner ce conte sans moral et intemporel, dans l’esprit d’un roman inédit d’André Gide.