Mille Plateaux n’est plus que l’ombre de lui-même. Depuis deux ans, le génial mécène qu’est Achim Szepanski, tête de la plus représentative des structures electronica allemandes (l’hydrocéphale maison qui rassemble Force-Inc, Mille Plateaux, Ritornell et Forcetracks), semble s’être perdu dans les méandres de la colossale production électronique, pour se retrouver enfermé dans une esthétique uniforme, triste et tendance. Mais que s’est il passé ? Autrefois laboratoire exemplaire, défricheur d’Oval, Porter Ricks, Cristian Vogel ou Mike Ink, ce sous label au nom-emblème, conçu pour être l’excroissance libertaire du grand frère Force-Inc, ne produit aujourd’hui plus que des clones à l’infini. Surprise, c’est ce dernier, qu’on disait s’être fourvoyé dans une techno racoleuse (qui accueillait il y a quelques années Ian Pooley, Dj Rush ou Dj Tonka), qui a récupéré la mise depuis, notamment en défrichant l’explosive scène minimal techno house nord-américaine, de San Francisco à Montréal (on pense à Jake Mandell, Twerk, Akufen). Exemple pratique avec deux sorties, le nouveau et admirable Incest/Live de Sutekh, sur Force-Inc, et le triste, ennuyeux, voire agaçant Walking in Jerusalem, de Random_Inc.

Ce dernier nous avait pourtant passionné par le passé, quand il formait avec Ekkehard Ehlers le duo plunderphone Autopoeises. Son projet Jerusalem, entamé sur Ritornell, avait même, sur le papier, de quoi séduire : à la manière de Muslimgauze, l’allemand milite (?) et retravaille et décontextualise field recordings enregistrés en Israël et en Palestine, musiques traditionnelles arabes et juives. Pour des raisons floues et incertaines, mais l’ambition est séduisante. Le disque, lui, est atrocement banal et pas pertinent une seconde, imbibé qu’il est de l’esthétique léchée et tendance qui est devenue la marque de fabrique de Mille Plateaux, dont dépassent à peine quelques sonorités orientales clichetonneuses. Cette suite embrique morceaux originaux et collaborations tristounes avec d’autres moines-soldats du label (les ennuyeux à mourir Tim Hecker, alias Jetone, Dub Taylor, ou Electric Birds), empile enregistrements anonymes et digressions interminables (le très pénible Random Inc entering Jerusalem coming from the east). Seule la rencontre avec les passionnants et très politisés Ultra Red sauve ce disque même pas nul de l’ennui absolu.

Incest/Live de Sutekh ne s’encombre pour s a part d’aucun concept, si ce n’est le fait qu’il a été assemblé en temps réel, de la même manière que le californien improvise ses performances live. En quinze séquences enchaînées et moins de quarante-cinq minutes, Sutekh concentre son propos et son art de manière magistrale : celui d’une techno singulière, minimale et subtile, d’une infinie souplesse, à la force tranquille mais certaine. Les constructions rythmiques éblouissent d’ingéniosité, de finesse, de personnalité (c’est cette dernière qualité qui nous intéresse). On en doutait peu : Sutekh est l’un des artistes les plus intéressants de la sphère électronique contemporaine. Il sort ce nouveau disque sur Force-Inc, mais peu importe, il aurait pu sortir n’importe où ailleurs, il aurait été le même. Et c’est bien le problème de Random_Inc, vampirisé par Mille Plateaux, qui forme peu ou prou ses artistes à tous faire la même chose. C’est peut être le problème de la musique électronique en général, où un peu de technologie et de savoir-faire suffisent à produire des disques et à faire oublier toute velléité artistique. Peut être. La bonne nouvelle du jour, c’est que Sutekh surnage, et nous offre un peu de singularité dans un monde de clones. C’est déjà ça.