Ca semble évident mais il est parfois bon de le rappeler : on a plus de chances de faire un grand texte avec des sensations fortes qu’avec des plaisirs minuscules. Et on a beau essayer de se convaincre du contraire, se vautrer comme on nous le demande dans le confort rassurant des livres modestes, de l’art humble, rien n’y fait : on préférera toujours la chair au plastique, le dégueulasse au propret, l’abject au vertueux, le vitriol au panaché, la littérature violente à l’écriture saine. Et Clinquart au clinique. D’un format étrange et peu maniable, sous un titre qui le met immédiatement au ban de la société des belles lettres, ce premier roman de Régis Clinquart, 26 ans, agit comme une énorme baffe : on ne peut pas dire qu’on apprécie la ramasser mais, au moins, on en tire des leçons. Genre : « Même ramené à un sexe, l’homme conserve un peu d’élégance. La femme non. »

L’auteur vient de se faire larguer. Le livre raconte les trois années qui suivent la rupture, dont on ne connaîtra d’ailleurs ni la raison, ni les circonstances : tout tourne autour de l’écriture d’un mal-être abyssal qui le fera dériver vers un cynisme misogyne d’une virtuosité de pamphlétaire asocial qu’on ne rencontre plus guère aujourd’hui. Petit-fils caché de Cioran vomissant son dégoût des femmes et de l’amour dans un texte foutraque, chaotique, et d’où sortent régulièrement des aphorismes révoltants, il montre, avec ce magma littéraire incohérent qu’il prétend être un roman, un talent d’écrivain indéniable. Tout passe au broyeur sanglant de sa nausée désespérée : le cérémonial amoureux (« Comment désirer une femme pour qui se déshabiller est une formalité ? C’est comme manger des légumes parce que ça fait grandir »), les fillettes (après tout, pourquoi pas ? « Les sensations pures se paient », non ?), le viol (qu’on n’a sans doute jamais pu justifier comme il le fait : « Je ne suis pas bien sûr qu’on puisse prendre du plaisir en violant une femme. Ou alors si, peut-être dans les viols collectifs comme ça (…) Je comprends bien que le plus souvent c’est dégueulasse, mais elles nous doivent bien ça »)…

S’il exaspère souvent par son recours régulier au procédé et aux facilités d’écriture, notamment dans cette mise en abîme qui fait progressivement de l’écriture de ces pages et de celui qui les lira (abruti de lecteur qui achète le livre, crétin de critique qui le reçoit sur son bureau) le sujet même du roman, on comprend en fin de compte qu’il n’avait pas de meilleure solution pour arriver à ses fins : mettre son fiel en mots et vomir l’univers avec une énergie narcissique, une sauvagerie morbide, sans s’occuper du reste, sur plus de trois cents pages plus ou moins noircies. C’est un peu long, mais ce qu’on en tire pousse à la méditation : « Il n’y a plus que les accidents de voiture qui fassent de beaux cadavres depuis la fermeture des camps de la mort. » Fallait oser. Alors, puisque le livre est dédié « aux beautés et immondices de ce monde honteux mais vacant, ainsi qu’à tous ceux qui en savent jouir ou pleurer », considérons-le, tout au moins pour les quelques phrases qui en font la saveur cruelle, comme un appendice tardif et apocryphe aux Proverbs de Blake, ceux-là où l’illuminé londonien devisait, lui aussi, à destination de ceux qui savent jouir et pleurer : « Plutôt étouffer un enfant dans son berceau que couver des désirs inaccomplis ».