« Je n’arrive pas à dégager le sens de tes contes, pas plus que je ne vois de pertinence à mes rêves, à ces mystères, aux secrets tissés dans une trame qui sert de voile. » (Kalaman à sa mère, Secrets, p.229). Ce n’est pourtant pas faire insulte au vénérable Nuruddin Farah, né en 1945, que d’avouer que Secrets, dernier pan de sa trilogie Maps/Gifts/Secrets, peut laisser perplexes quelques amateurs, trop obtus sans doute, de littérature concrète et nourrissante. Ou plutôt, que Secrets appartient à cette catégorie de contes-fleuves dits romanesques dont, au terme d’une lecture soporifique et laborieuse, un lecteur moyen peut humblement se demander si le sens profond n’a pas échappé à sa perspicacité.

Quoi qu’il en puisse être, ce livre ravira ceux que 440 pages d’un onirisme lent et outré ne rebutent pas a priori. Quatre voix sans diversité de ton vraiment convaincante (celle du héros-narrateur, Kalaman, de son grand-père, Nonno, de sa mère, Damac, et d’une jeune femme aux pouvoirs mystérieux, Sholoongo) s’attachent en effet à reconstituer, dans la Somalie sanglante des dernières décennies de ce siècle, les circonstances plus ou moins occultes de la naissance du héros, chacune émaillant son récit de force symboles, paraboles de légendes et lapalissades philosophiques mièvro-brumeuses dans le genre : « La mort n’induit pas autant de tristesse que le manque de rêves. [Elle] est l’avertissement que l’on ne figurera plus dans le rêve de celui qu’on aime. » (p. 87) ou « La vérité, après tout, a sa propre dynamique et la mémoire, ses défaillances passagères. » (p. 131).
On veut bien croire que Nuruddin Farah se soit employé à nous livrer, par la forme quelque peu alambiquée du récit, une métaphore savante de sa démonstration que « Les secrets nous définissent, ils nous marquent, ils nous distinguent de tous les autres. Les secrets que nous gardons sont la clef de ce que nous sommes profondément. » (p. 219) et, plus concrètement, des conséquences politiques et sociales effroyables de la guerre des clans en Somalie. Mais encore faudrait-il que, par-delà la révélation progressive desdits secrets, le lecteur puisse être à même de trouver une portée universelle à des personnages trop abstraits et interchangeables.

Enfin, loin de se permettre de préjuger de l’attachement d’exilé de l’auteur à son pays natal, ni de l’authenticité de son rapport à ses traditions (« Je pense que parce que nous cachons tous nos atouts bien serrés contre notre cœur, nous ne savons jamais comment agir pour le bien de cette nation. » ; p.263), on se demandera cependant si l’argument « ethnique » du roman, exotisant à souhait pour la bonne conscience occidentale, ne justifierait pas le très consensuel Neustadt Literature Prize qui lui a été décerné en grande pompe par l’Université d’Oklahoma en 1998.