Le succès de cet épatant premier roman fut l’une des bonnes surprises de l’année 1998 en Grande-Bretagne : sélectionné pour les phases finales du Booker Prize (il tint la dragée haute à Julian Barnes mais fut devancé par Ian MacEwan) puis du Whitbread Prize, Retenir les bêtes, premier jet salué par un public nombreux et une critique enthousiaste (Thomas Pynchon : « un petit bijou délirant »), révélait un chauffeur de bus de quarante-quatre ans comme l’un des auteurs les plus prometteurs du moment. Un événement finalement rassurant : les découvertes sont encore possible -beau coup des éditions 10/18 qui en ont ainsi acquis les droits pour la France.

Bienvenue en Ecosse, donc, dans le petit monde de Tam et Richie, ouvriers paresseux et neurasthéniques que seules les perspectives de la bière et de l’argent sont susceptibles de tirer du lit. L’entreprise de construction de clôtures (un boulot que Mills a exercé pendant quelques années avant de se retrouver au volant d’un bus) qui les emploie est dirigée par Donald, patron implacable et gestionnaire incomparable, obsédé par l’alignement des piquets et prêt à tout pour retenir jusqu’au dernier pence sur la paye de ses équipes. Celle de nos deux garnements, justement, est placée sous la direction d’un contremaître plutôt conciliant, qui joue par ailleurs le rôle de narrateur. La seule façon qu’a Magnus Mills de nous narrer par le menu les étapes successives de l’édification d’une bonne clôture en plein air (tracer la ligne, faire les trous, installer les poteaux à grands coups de masse, tendre les fils, ne pas oublier la jambe de force…) vaudrait qu’on s’enfile le roman tout entier ; c’est sans compter sur les déboires et déconvenues de ces garçons sympathiques et silencieux, toujours partants pour une pause clope ou une virée au pub. Quoique profondément fumistes, c’est consciencieusement qu’ils abattent leur travail lorsque surgit en effet le problème : ils tuent accidentellement le client. Un peu embêtés mais résolument calmes, ils encaissent posément l’événement, achèvent le chantier et plient les gaules, dispos pour de nouvelles missions, oubliant aussitôt le désagréable contretemps et incapables de concevoir qu’il pourrait un jour leur retomber dessus ; c’est ainsi que Donald finit par les expédier en Angleterre avec leur caravane de chantier crasseuse pour enclore une colline chez un certain M. Perkins…

Ca débutait comme une fable prolétaire hilarante autour d’une poignée de personnages à l’idiosyncrasie marquée, ça s’achève en conte kafkaïen des plus inattendus avec une chute impeccablement amenée : une construction simple et efficace, un humour discret mais permanent qui se noircit peu à peu, un scénario original qui glisse vers le fantastique dans les dernières pages, tout concourt à faire de ce court roman (deux cents pages que l’on dévore à toute vitesse) une petite merveille, au rythme parfait, conçu comme un guet-apens où l’on tombe sans s’en rendre compte. Et d’où l’on ne sort qu’assez difficilement, d’ailleurs. Bien qu’il ne soit finalement comparable à rien de connu, la critique anglaise, déchaînée, invoqua Paul Auster, George Orwell, Samuel Beckett ou Irvine Welsh pour rendre compte de ce texte étrange et malicieux, où une indéniable dimension sociale (un tableau caustique mais vigoureux du pénible ouvrage de ces ouvriers résignés et bougons, payés en liquide avec une régularité discutable, gavés de boîtes de conserve et royalement logés dans une caravane miteuse) est habilement enveloppée dans un tissu énigmatique cocasse et inquiétant à la fois. Encore étourdis par ce texte dont l’action se noue loin des sentiers battus, on attend avec impatience la traduction du second roman de Magnus Mills (lequel a d’ailleurs arrêté de conduire des bus entre-temps), All quiet on the Orient Express, paru l’an dernier chez nos voisins anglais, que la littérature a décidément tendance à bien gâter ces dernières années.