Flann O’Brien ne s’est jamais gêné pour dire les choses. Malgré l’absence de succès, la censure ou les ravages de l’alcool, il n’a jamais failli non plus dans son entreprise de surprendre, d’émouvoir et de faire rire, à chaque phrase ou détour de paragraphe. Ecrivain aux identités multiples, postmoderne avant l’heure qui singeait les modernes quand la modernité régnait en maître, il négocie les courants de l’humour et de l’invraisemblance, à la frontière de la lumière et de l’obscur, avec un aplomb et un brio irrésistibles. C’est donc une nouvelle rafraîchissante d’apprendre l’existence d’oeuvres d’O’Brien encore non traduites en français, le tout mis en forme par le solide travail du traducteur Patrick Reumaux.

O’Brien est l’auteur de cinq romans, dont deux au moins, Swim-two-birds et Le Troisième policier sont parmi les plus singuliers qui existent – textes d’une maîtrise époustouflante qui atteignent par moment des sommets d’invention narrative (pour le premier) et d’épure fantasmagorique (pour le second). Le Troisième policier, son chef-d’oeuvre, commence dans la plus pure tradition du roman noir (O’Brien l’a écrit entre 1939 et 1940 quand le genre était à son apogée) : son incipit (« Tout le monde ne sait pas comment j’ai tué le vieux Philip Mathers, en lui défonçant la mâchoire à coups de pelle ») est un programme à lui tout seul. Mais au lieu de développer l’intrigue policière (elle ne dure guère plus d’une vingtaine de pages), le livre bifurque et se met à osciller entre une sorte de delirium tremens et une grâce aux reflets sombres. On accède à un récit saturé de détails de toute beauté, comme les mirages d’un esprit hyperactif : paysages irlandais aux contrastes surnaturels et animés d’une vie interne ; personnages grotesques aux visages déformés ; discours impénétrables ; narrateur qui, jusqu’au bout, se convainc qu’il est encore vivant et qui rivalise de commentaires sur l’oeuvre d’un philosophe peu orthodoxe répondant au nom de De Selby.

« O’Brien était persuadé que la fiction n’est pas très éloignée de la vie, qu’elle est, dans un sens, une autre sorte de vie, séparée du terre-à-terre par la plus mince des cloisons », écrit Gilbert Sorrentino dans un essai consacré à « Flann Brian O’Brien O’Nolan ». Dans Le Troisième policier, on assiste à l’exploration de cette « autre sorte de vie », voire à celle de la « cloison » elle-même, que ce soit par le truchement des irruptions verbales de Joe, l’âme du narrateur, du rapport « atomique » que les hommes entretiennent avec les bicyclettes, ou de l’analyse de la pensée pseudo-scientifique et circulaire (toute entière contenue dans une longue note de bas de page) de l’inépuisable De Selby.

La perfection des romans d’O’Brien tient aussi au maniement d’une langue d’une richesse exemplaire. L’oubli dans lequel est tombé Le Troisième policier du vivant de son auteur ne doit pas oblitérer le fait que ce livre publié de manière posthume s’inscrivait déjà dans la lignée des grandes œuvres de Joyce et de Beckett. Les romans d’O’Brien sont les produits du génie de cette langue à la fois vernaculaire et universelle que partageaient les trois Irlandais. Celle d’O’Brien est à la fois libre et parfaitement maîtrisée, et dans sa virtuosité réussit l’impossible synthèse entre la profusion joycienne et la tentation beckettienne du silence.

Co-traduite par Rosine Inspektor, The Best of Myles est une sélection des chroniques écrites par Myles na gCopaleen (« Myles des petits chevaux », nom de plume journalistique de Flann O’Brien) dans l’Irish Times entre 1940 et 1966. Faustus Kelly, de son côté, est avec La Soif l’une des rares escapades de l’auteur dans la dramaturgie. Démontrant chacun à leur manière l’éventail de son talent d’écrivain, Myles et Faustus sont donc une bonne introduction à l’œuvre d’O’Brien. Dans les chroniques de l’Irish times (les seules, du vivant de l’auteur, à lui avoir assuré un succès populaire), des fâcheux tels que « l’Homme de Dublin »,« le bon peuple d’Irlande » et le lecteur sont pris à partie et même plus d’une fois copieusement insultés. Les insultes ne sont pas non plus absentes de Faustus, où les non-dits comptent au moins autant que les mensonges. Les personnages de la pièce figureraient aisément dans le catalogue des malédictions de l’Irlande (le politicien corrompu, l’adversaire indigné, le suppôt nasillard), et O’Brien en tire, par une sorte d’alchimie des contraires, le portrait d’une humanité minée par la corruption.

Hypocrisies, excès de boisson et lâchetés en tout genre (celle des fonctionnaires d’Etat notamment, dont O’Brien faisait partie), voilà de quoi est fait Faustus Kelly : l’histoire d’un homme politique qui pactise avec le diable pour accéder à la députation. La pièce évoque la comédie de boulevard dans ses va-et-vient, et le théâtre de Wilde (« le Constable du music-hall anglais ») dans ses jeux de mots. La Soif, par opposition, est un simple trait d’esprit, une flèche dont le centre est un verre de bière posé sur le comptoir d’un bar déserté de presque tous ses clients (O’Brien était un authentique alcoolique) et dont le sens n’est révélé qu’à la dernière phrase.

Les deux pièces, tout comme les inventions surgies au gré des chroniques dans Best of Myles, participent à la critique énergique d’institutions en décrépitude, et à celle des clichés et personnages bien-pensants de la nation irlandaise (« le frangin », « le bon peuple », les associations d’écrivains), symptômes de cette paralysie dénoncée par Joyce avant de choisir l’exil. Au fond, c’est peut-être parce que les insolences et les bourrades d’O’Brien disent exactement ce qu’elles veulent dire qu’ils ont mis si longtemps à arriver jusqu’à nous. Il n’existe pas d’autre raison sur terre, ni dans les cieux troublés de l’Olympe irlandaise, d’avoir été privé toutes ces années des paroles et insultes du grand Flann.