« C’est le désir sexuel et non la volonté humaine qui retient l’art à l’intérieur de la figuration », écrit Pascal Quignard dans l’une des nombreuses contributions qui composent le catalogue de l’exposition Picasso érotique. Le plus grand peintre du XXe siècle, le siècle qui a vu naître et se développer l’art abstrait, est résolument figuratif, d’une figuration qui ne cesse de nous fasciner, parce qu’elle est tout entière jaillissement du désir sexuel sous ses nombreuses formes. Les expositions sur Picasso, qui se succèdent ces dernières années -natures mortes, portraits-, montrent la profonde unité d’une œuvre dont l’exposition du Jeu de Paume révèle en quelque sorte les coulisses, mais des coulisses lumineuses depuis que le rideau a été levé en 1907 sur Les Demoiselles d’Avignon. Toute sa vie de peintre, et lorsqu’il ne peignait pas, sa vie d’écrivain, est parsemée de ces compositions érotiques, du dessin rapidement troussé au tableau plus élaboré ; les dessins et les eaux-fortes étant toutefois les plus nombreux et les plus secrets. Et, de fait, la fascination que nous éprouvons en spectateur de ces dessins s’y trouve déjà représentée, notamment en la personne de ce voyeur omniprésent des nombreuses scènes érotiques entre le peintre et son modèle, dont la suite Raphaël et la Fornarina, intégralement reproduite dans le catalogue, est l’archétype. Le désir sexuel n’est plus seulement dans le motif, mais dans la relation visuelle qui s’instaure entre le peintre et son modèle, entre le voyeur et la scène qui se dévoile à lui, entre le spectateur et le tableau qu’il découvre. Ce dernier regard est le plus fort. Autant le tiers à la scène est souvent contraint au regard oblique, autant Picasso oblige le spectateur à un regard direct, frontal, de ce qui est à même de provoquer le rire, l’émotion, l’interrogation, l’effroi, peut-être comme le fit le soudain dévoilement du sexe de la vieille Baubô ou du fascinus lors des mystagogies antiques.

« Ce qui caractérise en effet l’expérience érotique, c’est qu’elle privilégie la vue, qu’elle repose tout entière sur l’échange visuel, la communication d’œil à œil » (Jean-Pierre Vernant). Cette relation complexe et fascinante, qui implique si fortement le spectateur parce qu’elle est au cœur du rapport à l’œuvre d’art, est analysée sous des facettes aussi diverses que personnelles par les différentes contributions du livre, notamment celle de Jean Clair, dont on retrouve certaines idées développées dans Méduse, d’Annie Le Brun, qui montre l’importance des Demoiselles d’Avignon dans ce dévoilement, de Pascal Quignard, qui souligne l’irrésistible force de la sexualité sans cesse éveillée, de Jean-Jacques Lebel, qui met en perspective l’œuvre érotique de Picasso avec celle d’Apollinaire et de Marcel Duchamp, de Dominique Dupuis-Labbé, soulignant le jeu des regards érotisés dans la suite Raphaël et la Fornarina. D’autres textes replacent les œuvres reproduites dans l’évolution de l’art de Picasso, y compris dans son œuvre sculpté ou écrit. Enfin, la production artistique de Picasso étant étroitement liée à sa vie, comme l’avait montré l’exposition Picasso et le portrait, il était nécessaire de souligner le rôle de muse érotique tenue pendant une dizaine d’années par Marie-Thérèse Walter.

Toutes ces contributions, par leur variété et leur qualité, offrent autant de pistes de réflexion sur une œuvre -très bien présentée dans le catalogue chronologique et par des reproductions placées en regard des textes- dont la force et la richesse ne cessent de réaliser le vœu de Picasso : arracher le spectateur de sa torpeur passive.