Femmes en miroir marque le retour sur le devant de la scène d’un cinéaste relativement peu connu, à la carrière pourtant riche de dix-neuf films ambitieux, parmi lesquels Eros + massacre, fleuron de la nouvelle vague japonaise, celle de Nagisa Oshima. Kiju Yoshida est un cinéaste qui sait prendre son temps, entre deux films (il n’avait plus tourner depuis Onimaru, une adaptation des Hauts de Hurlevent dans le Japon médiéval, en 1988), mais aussi à l’intérieur de ses films. De son aveu même, Hiroshima est un sujet qu’il a toujours porté en lui, mais en retrait, en s’interdisant, jusqu’à aujourd’hui, de le mettre en image, au nom d’un souci éthique de préservation d’une expérience vécue et par définition rétive à la reconstitution. Femmes en miroir porte la marque de cette retenue. Sa grande beauté formelle, la rectitude exacte des lignes qui s’y dessinent, le film les doit moins à une raideur esthétique qu’à un impératif moral dont il s’agit de témoigner dans le moindre plan, le moindre pli d’un espace scruté sous la forme d’un quadrillage aiguisé à l’extrême, un assemblage de fils tendus, coupants, d’où jaillissent une émotion et une gravité jamais solennelles. Nul cérémonial commémoratif ici : les morts viennent habiter le film, ils ne sont jamais sommés de simplement le visiter.

Pourtant, il s’agit d’évoquer un événement essentiel et tragique, Hiroshima. L’ouverture du film, splendide, montre une femme (Mariko Okada), prenant soin de déployer son ombrelle pour se protéger du soleil. Du soleil, mais aussi de l’aube de feu du 8 août 1945, d’une bombe assassine qui ne cesse de la brûler. Le film est entièrement contenu dans ce geste -déplier une ombrelle- qui en appelle un autre -replier l’ombrelle- tant il s’agit, ici, de quitter l’ombre pour la lumière, d’en passer par l’aveuglement d’un soleil trop cru pour inventer une nouvelle manière de lui faire face. A cette femme, Aï, on annonce qu’on aurait retrouvé sa fille, Masako, disparue vingt-quatre ans plus tôt après avoir accouché d’une petite fille, Natsuki. Mais Masako est amnésique, seul quelques fragments de rêve résonnent en elle, et un nom, Hiroshima. Aïe, Masako et Natsuki devront retourner à Hiroshima, lieu de toutes les naissances, pour retrouver leur identité.

Femmes en miroir est tout entier tenu par le refus, de la part de Yoshida, de montrer, ou remontrer, Hiroshima. Le film est construit en plans fixes d’une impressionnante précision où se tiennent, silencieux, des métaphores allant de l’explicite dénudé (un miroir brisé) à la subtilité extrême d’une pure ressemblance de formes (les panneaux coulissants blancs, pareils à des écrans de cinéma). Ce réseau complexe de signes, calme et secrètement lyrique, est entièrement pris en charge par les dialogues très riches, murmurés comme les versets d’un chant funèbre baignant dans les stridences d’une musique distendue, quasi omniprésente. Tout signe est analysé instantanément par les personnages. Chacune des femmes possède son relais masculin (Monsieur Goda, magnifique personnage, ami dévoué de Aï), mais tout doit se résoudre entre elles. Non pas face à face, car on ne se regarde à peu près jamais dans les yeux, on ne fait que se retourner vers les morts, les disparus, l’origine de tout, la terre salie, la terre irradiée. On parle beaucoup, toujours côte à côte, dans la clarté aveuglante d’un jour nouveau où le problème de la lumière reste le plus important à régler.

Il s’agit, pour Aï et ses filles, de cicatriser des paupières abîmées par la bombe, d’apprendre à contempler la lumière, d’apprendre ce geste -replier l’ombrelle, un instant, pour se laisser irradier à son tour par le passé- qui serait la réponse aux questions intérieures (« je sais qui je suis » conclut Natsuki vers la fin du récit), familiales (la découverte d’un père), collectives (une journaliste enquête sur ce père inconnu). Le film s’achève sur une scène étrange à la lumière diffuse, face à un panneau blanc sur lequel se découpent les ombres d’une filiation enfin reconstituée. On a retrouvé le soleil, on sait désormais que c’est lui qui dessine ces ombres.