Les récits de tournages maudits se ressemblent un peu tous : projets trop gros, cinéastes difficiles, conflits d’ego et acteurs à remplacer. Ce pourrait être un des naufrages mégalos du Nouvel Hollywood, c’est ici un drame de la jalousie qui devait signer le grand retour en 1964 d’un cinéaste ringardisé par la Nouvelle Vague. L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot déroule sa mécanique réglée, plaisante, avec son quota d’anecdotes attendues sur les colères de l’un, les ennuis de santé de l’autre et les nombreuses malchances qui parsemèrent le tournage. De ce côté, Serge Bromberg et Ruxandra Medrea se contentent du minimum syndical : on leur sait gré d’éviter l’enthousiasme fan boy et la complaisance qui minent d’ordinaire ce type de projet, de ne pas (trop) en rajouter sur le mode « c’était tellement fou » ; les cinéastes s’intéressent avant tout au film, dont ils entendent donner l’idée la plus exacte, reprenant de longs passages de rushes, demandant à Jacques Gamblin et Bérénice Béjo (en mode chabrolien) de répéter les scènes non tournées pour remplir les trous.

Alors, ce grand film inachevé ? A vue de nez : bof. On reconnaît la terreur expressionniste qui baignait les Bergman ou Teshigahara d’alors, la grandiloquence des visions felliniennes… Clouzot, foncièrement tradi dans sa pratique, cependant amateur d’art contemporain (n’oublions pas qu’il a filmé Picasso au travail dans un documentaire célèbre), a d’évidence voulu s’offrir son film sixties. Mais à la différence d’un Hawks, qui n’avait pas besoin de forcer sa formidable décontraction pour produire ses joyaux pop d’alors, Clouzot a recours à la lourde artillerie « qualité française » pour reconstituer pesamment les audaces de ses cadets, produisant une modernité bien factice. On mesure combien les innovations formelles de ces années, si inspirées et naturelles chez certains (Godard, Skolimowski…) pouvaient s’avérer compassées et artificielles chez d’autres (Delvaux…), Clouzot se situant visiblement dans la seconde catégorie.

Et pourtant quelque chose résiste et n’est pas loin d’impressionner, à l’occasion de pures expérimentations plastiques : maquettes hitchcockiennes, tentatives d’art optique et cinétique à la Vasarely, Romy décolorée façon Warhol… On se prend à rêver, à un Sueurs Froides hexagonal, un Brakhage qui se serait invité chez Delannoy… On n’y croit pas vraiment, mais c’est la magie de toute création en devenir : laisser ouverte toute une série de possibles, esquisser une œuvre d’autant plus mystérieuse qu’elle restera inachevée, permettant au spectateur d’y projeter ses désirs. Le moindre making-of y gagne une dimension fantasmatique, quand bien même la forme ne dépare pas certains standards et que le cinéaste en question ne nous a jamais vraiment enthousiasmé. Il est tout de même un gros angle mort ici : l’adaptation du scénario de l’Enfer trente ans plus tard par Claude Chabrol, que le documentaire laisse totalement de côté. Oubli curieux, pour un des très bons films du cinéaste, dont l’apparente retenue ouvrait sur une dimension métaphysique et fantastique d’autant plus puissante qu’elle restait invisible. Comme si Bromberg et Medrea avaient besoin de ce déni pour souligner le caractère inédit, maudit, du film qu’ils viennent de dénicher. Comme s’ils n’osaient s’avouer que tout le fatras décoratif du film de 64 pesait finalement peu face à l’angoisse chabrolienne et l’épure absolue de son expression.