Sous le pinceau précis et déjanté de Blanquet, La Nouvelle aux pis, dans son costume graphique noir et blanc impeccable, invite plus que jamais le public à une lecture active. Histoire sans paroles à la fois drolatique et poétique bien que relativement désespérée, ombres chinoises qui se détachent de chaque page laissent entrevoir toute la cruauté et la candeur d’un récit dont les clés de lecture sont disséminées sur l’ensemble du livre. Subtil jeu de correspondances à tous les niveaux (tant narratif qu’esthétique) où il faut observer les règles de l’auteur pour s’y retrouver. Blanquet renoue ici avec une composante majeure de la bande dessinée : l’aspect ludique, qui fait trop souvent défaut au genre.

Sorte de conte de fées aux accents dramatiques, La Nouvelle aux pis s’ouvre sur une naissance tragique ; celle d’une fille « de plus » au sein d’une famille qui en compte une ribambelle. Soustraite par ses sœurs à la cruauté du père, la petite fournit le point de départ à cette aventure. Chaque chapitre peut se lire de manière quasi autonome, mais il s’agit bien d’une histoire unique, soutenue par des personnages aux destins croisés. L’absence de texte trouve un palliatif puissant dans un traitement narratif exemplaire. Pas d’équivoque qui ne soit voulue et la composition de chaque planche assure une parfaite lisibilité. Du point de vue graphique, personnages et décors sont des ombres de lanterne magique (ou ombres chinoises) qui plongent le lecteur dans une atmosphère crépusculaire où se jouent tous les fantasmes. La nuit, faut-il le rappeler, est affaire de rêves, de cauchemars. Et Blanquet nous promène constamment de l’un à l’autre.

Bien que privés de certains détails (ils se résument à des aplats de noir), les décors et les personnages conservent une force et une identité soutenues. Cette sobriété s’accompagne tout de même d’un souci du détail, et chaque page fourmille d’éléments qui donnent toute leur richesse aux images. Les scènes oniriques traitées en négatif (silhouettes blanches sur fond noir) offrent une alternative superbe à l’ensemble, lui-même somptueux. Certaines audaces proches de l’abstraction participent de l’ambiance décalée du livre, et l’on y retrouvera d’ailleurs quelques motifs récurrents chers à l’auteur, tels ces insectes qui ne manqueront pas de piquer le lecteur de leur présence systématique.

Toujours gras et cru, Blanquet opère avec une délicatesse que lui seul sait insuffler à ses personnages, aux allures tour à tour de victimes et de bourreaux. Plus que de simples bandes dessinées, ses livres véhiculent une vision pessimiste du monde, à travers des saynètes plus ou moins loufoques. Avec ce dernier opus, il démontre que la nouvelle en images peut receler un étonnant pouvoir de suggestion. La Nouvelle aux pis invoque le pire avec le plus grand des bonheurs.