Depuis quelques jours, le mot revient de plus en plus souvent dans les cercles de la bande dessinée. Il faut dire que son auteur, Minetarô Mochizuki, a durablement marqué les esprits avec une série régulièrement citée parmi les incontournables du manga : la saga apocalyptique Dragon Head (Pika Édition), consacrée à l’odyssée d’un garçon et d’une fille cherchant à rejoindre Tokyo parmi les décombres d’un Japon ravagé.

Il existe un lien très profond entre Dragon Head et Chiisakobé. Le premier mettait en scène une errance au cœur de la catastrophe, avec deux personnages animés du désir de survivre. Cette nouvelle série raconte les à-côtés d’une catastrophe et ses effets collatéraux sur l’équilibre intime d’autres personnages. Dans le prochain numéro de Kaboom, l’auteur explique avec précision les liens et les nuances entre les deux séries : « La première version de Chiisakobé se déroulait à l’époque médiévale d’Edo, comme la nouvelle originale. Mais le récit ne fonctionnait pas vraiment. Les valeurs universalistes de Yamamoto perdaient de leur authenticité, ensevelies sous une forme de vernis fantaisiste propre aux récits historiques, la véracité des décors et de l’environnement étant forcément limitée par la faible documentation que nous avons à notre disposition. J’avais besoin d’ancrer ce récit dans un monde le plus concret possible, donc ça ne pouvait être que celui que je connais. Clairement, ce désir de véracité était une réaction au tsunami du 11 mars 2011. De la même manière, Dragon Head était une fantaisie d’horreur sur fond de catastrophe naturelle écrite en réaction à l’effondrement économique que nous venions de connaitre au début des années 1990. Dragon Head se nourrit clairement de l’atmosphère de fin du monde qui régnait alors : il s’agit de ma perception de cette catastrophe économique sans coupable qui provoquait chez moi le sentiment que des monstres invisibles agissaient à nos côtés et à notre insu. Il en est ainsi pour Chiisakobé. Je ne l’ai pas fait pour réagir consciemment au 11 mars, mais cet événement a fait naître en moi un sentiment qui s’est ensuite matérialisé dans ce livre, et que je pense avoir réussi à transmettre aux lecteurs ». Le premier tome s’ouvre sur une nouvelle terrible pour le protagoniste principal, Shigeji : ses parents viennent de mourir dans l’incendie de leur entreprise de construction, nommée Daitome. Tandis que les employés discutent autour de lui de la suite des événements, Shigeji reste prostré et silencieux, le visage caché par une barbe et des cheveux dissimulant toute émotion. De plus en plus replié sur lui-même, il finit par prendre les choses en main avec une volonté farouche. Le lecteur saisit dès lors les thèmes de la série : destruction et construction, perte et conquête, abattement et combativité. Rien ne sera jamais montré de la catastrophe, si ce n’est quelques rares cases représentant les ruines laissées par l’incendie. Ce qui compte pour Mochizuki, ce sont ses effets sur l’individu, ses répercussions sur l’humain et la contre-offensive de chaque sensibilité. Aux côtés de Shigeji se trouvent deux jeunes femmes. Ritsu, dont la mère est morte quelques semaines plus tôt, et Yû, qui tente de s’émanciper d’un père banquier passablement détraqué. Il y a également une petite bande d’orphelins que l’incendie a laissés sans abri, et dont les trois personnages vont s’occuper. Tout le récit et les rapports entre les protagonistes tournent autour du deuil, de la difficulté à accorder sa confiance, de l’impossibilité à dire les choses, de la peur insurmontable de s’attacher juste après la douleur d’une perte.

Mochizuki exprime la nécessité de saisir l’intime au plus proche du réel et de sa contemporanéité. Cette démarche peut expliquer son goût affiché, dans la bande dessinée, pour le pointillisme pop, la focalisation insistante sur des détails accessoires comme les vêtements, la nourriture, les parties de l’anatomie. Il a déjà été pointé que le manga pouvait se rapprocher du cinéma de Wes Anderson, avec lequel l’auteur semble partager une affinité pour la miniature poétique et une approche stylistique aux lisières de l’insolite et du burlesque – sans jamais rien céder à la mélancolie de l’ensemble. Le personnage de Shigeji rappelle celui du tennisman Luke Wilson dans La Famille Tenenbaum par sa pilosité faciale abondante – spécialement lorsqu’il s’habille pour faire du sport. Mais chez Anderson, le détail prend place dans une dimension plus largement baroque, alors que chez Mochizuki il tire vers l’épure, le langage des petites choses qui disent beaucoup et débordent sur notre vie à tous. Le dessinateur crée ainsi le répertoire visuel d’une mythologie pop de poche, où l’intemporalité des sentiments s’exprime par le prisme des objets du quotidien, des gestes anodins ou des poings qui se serrent pour taire ce qui ne peut se dire sans douleur.

Pour toutes ses raisons et bien d’autres, tout le monde devrait donc n’avoir que « Chiisakobé » à la bouche, à l’image de tous les mots qui nous aident à mieux vivre. Encore faudrait-il connaître le sens du mot. En réalité, le terme en soi ne veut rien dire, autant pour le lecteur japonais qu’occidental. On en saura plus au début du volume 2, mais quelques clés s’offrent à celui qui maîtrise la langue originale : la consonnance du mot évoque le « petit enfant » (chiisai ko), « bê » ayant valeur de suffixe archaïque, pour certains prénoms japonais, afin d’évoquer la moquerie ou quelque chose de comique. En fait, « Chiisakobé » serait le titre d’un conte nippon du Ve siècle, porteur comme tous les contes d’un enseignement moral, à l’image du manga.

Cette morale, on la retrouve dans la façon dont Mochizuki représente régulièrement ses personnages : des silhouettes de papier en forme de poupées, sur lesquelles on s’amuse à appliquer des vêtements et autres accessoires choisis quelque part entre Williamsburg et le Japon contemporain. Une planche montre cette dimension très explicitement, mais elle peut être généralisée considérant la posture droite et hiératique que conservent Shigeji et Ritsu, comme sur la couverture de ce premier volume. Le dessinateur les présente alors comme des figures à habiller et à déshabiller (un des orphelins ne soulèvera-t-il pas la jupe de Ritsu pour révéler sa culotte ?) dont l’enjeu, au niveau de récit, consiste à s’équiper des qualités morales nécessaires pour affronter la réalité (comme on leur appliquerait tel ou tel accessoire). La poupée n’est alors pas le signe d’une aliénation contrôlée, mais le lieu d’un passage vers une libération plus profonde de l’individu.

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