Qu’est-ce qui peut pousser trois éditeurs français de manga à publier simultanément un auteur japonais prétendument nationaliste ? La provoc ? Le désir de dissiper un malentendu ? Ou la qualité -appuyée par le succès commercial au Japon- des oeuvres de l’auteur en question ? Tonkam a lancé les hostilités en janvier 2005, avec Spirit of the sun, suivi de près par Kana et Zipang, puis J’ai Lu, avec Eagle. Rien d’étonnant, dans la mesure où Kawaguchi a tout pour déclencher un engouement comparable à celui suscité récemment par Naoki Urasawa (20th century boys, Monster), soit un enthousiasme qui dépasse le cercle des convertis au manga -la success story Taniguchi ayant certes ouvert la voie, mais du fait, notamment, d’une accessibilité plus évidente. Peut-être, à son tour, Kawaguchi va-t-il devenir à la fois un passeur, et la poule aux oeufs d’or.

L’oeuvre est séduisante : sujets bétons, culottés et bien documentés, intrigues feuilletonesques et psychologie à tous les étages, avec le brio narratif nécessaire pour rendre la lecture addictive. Des trois titres cités plus haut, Eagle est le plus timide par l’étendue de son sujet : quand les deux autres jouent avec les vies de dizaines de millions de Japonais soumis à un terrible tremblement de terre (Spirit of the sun) ou revisite l’issue de la Guerre du Pacifique (Zipang), Eagle ne retrace « que » la course à la Maison Blanche d’un candidat d’origine japonaise. Certes, le parcours de ce personnage aura par ricochet, devine-t-on, des effets sur le reste du monde, mais surtout, le côté petit joueur -toutes proportions gardées- de Eagle disparaît vite devant l’intensité et l’irréversibilité des situations. L’ascension du candidat Yamaoka pour accéder au fauteuil de Président des Etats-Unis est une succession de moments cruciaux pour le devenir des personnages : joutes verbales entre candidats, débats stratégiques ou discussions personnelles. L’un des talents de Kawaguchi est justement d’intéresser le lecteur au sort de chacun des protagonistes : le jeune journaliste nippon qui suit la campagne -dont la présence ne se borne pas au rôle de simple témoin, mais tient de la bombe à retardement-, le staff du candidat Yamaoka, sa famille, les candidats potentiels ou déclarés, et Yamaoka lui-même. L’impénétrabilité de ce dernier, archétype du candidat démocrate, plus proche d’un John Kerry que d’un Bill Clinton, rajoute une louche supplémentaire au suspense pour qui s’interroge sur la sincérité de ses actes… Et la reconstitution habile d’une campagne présidentielle se fait par le prisme d’un regard qui, pour une fois, n’est pas américain, mais bel et bien japonais, soit distancié, entre admiration et scepticisme. Du solide, à la mesure des épaules viriles des postulants au poste suprême, dont les dimensions rendent les portes standard difficilement franchissables. Big !