Il est souvent délicat de parler de bande dessinée érotique : le dessin peut facilement prendre le pas sur le récit, et le choc de la figuration sexuelle satisfait la vision avant même que la tension du désir ait pu être interrogée et vraiment expérimentée. C’est le défaut de la représentation de la sexualité : elle est toujours immédiate, et laisse peu de place à un mystère qui resterait longtemps secret. Comme dans le cinéma pornographique, dès lors qu’il est acquis d’emblée (et trop clairement) que le regard trouvera sa satisfaction dans une décharge franchement sexuelle, l’ensemble des épisodes qui y mènent devient accessoire et le spectateur oublie que ce sont eux, pourtant, qui en font toute la saveur. Dès lors que le sexe est représenté frontalement, et non plus suggéré ou raconté, l’œuvre court le risque de renverser le rapport entre la montée de la tension et sa brusque retombée : elle risque toujours de devenir un objet d’usage plutôt que de contemplation esthétique. Bien que Manara et Crepax fassent preuve d’un luxe admirable d’inventivité dans la mise en scène du désir, la promesse explicite d’une vision directe du contentement finit souvent par faire de l’ombre aux détours de l’imagination.

Dans Juliette en Juillet, JoKo rompt ce contrat tacite qui régit une bonne part de la bande dessinée érotique, et de l’érotisme figuratif en général : nulle part ici la sexualité ne sera représentée explicitement. Au contraire, l’érotisme obéit à une logique bien plus littéraire que visuelle : son principe n’est pas la décharge émotionnelle violente mais la lente mise au jour d’un mystère qui trouble à l’improviste l’existence quotidienne la plus banale. Certes nous voyons souvent des jeunes filles nues, violentées dans des rituels sadomasochistes, mais ces évocations suggestives sont tout entières au service de la narration. Dès lors, tout le mécanisme de l’érotisme facile se trouve inversé : le sexe n’est plus l’aboutissement mais le véritable moteur du récit, le point de départ d’une série d’aventures. Si le livre se présente comme un pastiche de la littérature adolescente des années 1950 et 1960 – de la Bibliothèque Rose en général, dont il reprend la couleur en couverture, et du Club des Cinq en particulier, comme on l’a lu un peu partout –, c’est d’abord par jeu de mot et ironie : aujourd’hui, la couleur rose évoque aussi bien les romans pour jeunes filles en fleur que la série et le carré rose. Mais c’est aussi, et surtout, que JoKo comprend que les pratiques sexuelles les plus bizarres et la curiosité adolescente sont intimement liées, et participent d’une naïveté belle et étrange dont le personnage de Juliette est l’incarnation parfaite. Si elle met tant d’opiniâtreté à savoir ce qu’est devenue sa cousine Luna, à comprendre les pratiques sadomaso de sa tante Helena et du comte Mika, si pour cela elle traverse des forêts, des souterrains et des bassins, c’est qu’elle est guidée par la puissance de la question sexuelle. En cela, l’érotisme devient le mobile principal, celui qui met les adolescents en mouvement.

Mais il ne s’agit pas ici d’une quête de jouissance. On est loin de la théorie psychanalytique freudienne : Juliette n’est pas poussée par l’énergie d’une pulsion, et elle ne cherche pas un objet sur lequel fixer son désir. Même lorsqu’elle devient elle-même un objet de sadisme pour le comte et pour sa tante, l’auteur ne l’envisage pas comme un rapport de domination et de plaisir. Ou du moins toutes ces implications ne sont pas interrogées, car il ne s’agit pas du tout de distinguer, parmi tous les objets de jouissance possibles, comment chacun choisit le sien. Faire une généalogie de la jouissance, montrer d’où elle provient et comment chacun trouve les moyens d’y parvenir, ce serait encore la critiquer, faire la distinction entre des désirs normaux et des désirs pathologiques. La violence sexuelle est une donnée, non quelque chose qu’il faut expliquer : on risquerait alors d’exagérer son sens et sa portée, à la manière de Sade qui y voit le moyen d’accéder à une vérité plus haute. Bien que l’héroïne de Juliette en Juillet emprunte son nom au personnage principal de l’Histoire de Juliette, ou les prospérités du vice, de Sade, son principe n’est absolument pas de parvenir à une satisfaction inédite, absolue. Au contraire, le livre de JoKo se place dans une perspective bien plus contemporaine : l’érotisme est un moyen de mettre au jour, sous les convictions les plus ordinaires, de nouvelles expériences, de nouvelles aventures. Le masochisme en particulier est une manière de retenir la jouissance, c’est-à-dire de rester dans une position indécise, où toutes les réponses, tous les relâchements possibles de la tension, sont suspendus. C’est la leçon de Deleuze dans sa Présentation de Sacher-Masoch : la tension sexuelle doit être maintenue, sans être interrompue par le plaisir, car ce n’est qu’à cette condition que la curiosité est véritablement soutenue, que la subjectivité est disposée à vivre de nouvelles expériences. Alors toutes les frontières se brouillent, et ainsi peuvent apparaître des événements inédits, des péripéties encore jamais vécues. On comprend ainsi comment la tension sexuelle masochiste est la condition tout à la fois de l’aventure et de toutes les expériences de transformation du sujet lui-même. C’est donc tout naturellement que l’érotisme débouche sur le fantastique. Et c’est bien ce qui arrive dans Juliette en Juillet : le paroxysme de la violence sera la métamorphose des corps, leur transformation en animaux.

Il est alors dommage que toute la dernière partie du livre soit consacrée à un retour en arrière : toutes les violences et toutes les tensions sexuelles sont désamorcées dans un happy end qui n’est pas insupportable en lui-même, mais qui a tendance à masquer toute la radicalité du propos. JoKo laisse la logique de pastiche prendre le pas sur celle de son propos, qui nécessitait sûrement d’achever le récit en laissant en suspens la cruelle absurdité des corps et des désirs privés de satisfaction.