De l’intrigue, on ne dira rien ou le moins possible. Même en n’évoquant que les premières pages, on risquerait de déflorer tout le piquant de cette histoire tortueuse et pleine de tiroirs à surprises. Assurément, Joker est un livre qui doit se laisser découvrir avec un regard vierge, dans lequel on s’embarque comme dans un grand huit narratif – d’autant plus inattendu, décoiffant et jouissif qu’il conserve tout du long une unité de ton, une distance discrètement ironique et une apparente simplicité dans le dessin qui retournent le lecteur sans en avoir l’air. En plus d’une multiplication délirante de personnages, tout repose sur un savant dosage d’accélération et de décélération, et sur des retournements de situation souvent inattendus : autant de façons de percevoir le monde sous un angle différent.

La narration s’inspire d’un autre « 8 » : le huit américain. Les règles de ce jeu attribuent un rôle spécifique aux cartes, lesquelles influencent chacune à leur niveau le déroulement de la partie. Le valet change l’ordre des joueurs tandis que le 8 laisse à son possesseur le libre choix de la couleur pour la suite du jeu. Dans le livre de Benjamin Adam, les personnages dont il est question tout d’abord (deux frères et leur cousin) jouent en ajoutant une règle inédite : le joker étend la partie au-delà de ses limites et oblige les joueurs à échanger leurs vies et tout ce qui va avec (femme, enfants, emploi) pendant une semaine. Ce jeu aura un impact considérable sur la destinée des trois joueurs, mais aussi et surtout sur le fonctionnement du récit. Les planches de Joker sont invariablement construites sur le modèle d’un gaufrier de six cases rectangulaires : les vignettes ressemblent ainsi à des cartes à jouer, cartes distribuées en une permanente remise en question des enjeux et des perspectives. La narration est un jeu qui rebat régulièrement son organisation, qui coupe de façon imprévue et donne toujours plus qu’attendu. Les mises se croisent et s’entrecroisent, la donne change de main à chaque page ou presque, la pioche semble inépuisable. Et la virtuosité du récit ne bluffe jamais : rien n’est laissé à l’improvisation et Adam multiplie au contraire les effets d’écho, les développements parallèles et la thématique sous-jacente de la gémellité qui travaille plusieurs relations entre les personnages.

Joker pourrait être considéré comme un lointain descendant du génial Château des destins croisés d’Italo Calvino, dont les récits sont construits à partir des multiples combinaisons possibles dans un jeu de tarot… Même si le résultat obtenu se fait moins oulipiesque (et encore moins oubapiesque), car le principe n’est pas tant structurel que métaphorique. Il est rare de reconnaître dans une bande dessinée un soubassement si profondément littéraire, à ce point habité du plaisir de raconter tout en posant un regard lucide sur la réalité. Le livre est comparable aux récits picaresques modernes auxquels nous a habitué la littérature américaine depuis les années 1960, de Pynchon à Vonnegut, de Barth à Irving. En épitaphe, Adam cite d’ailleurs le David Vann de Sukkwan Island, et surtout il ouvre ses remerciements en fin d’ouvrage en précisant que « ce projet n’aurait peut-être pas vu le jour sans Luke Rhinehart (de son vrai nom George Cockcroft) et son livre L’Homme-dé ». Roman culte de l’underground américain depuis sa sortie en 1971, L’Homme-dé raconte l’histoire d’un psychiatre qui se résout à mettre son destin entre les mains du hasard : un dé décide de ses actes et des rôles qu’il sera amené à jouer dans sa propre vie. L’emprunt de Benjamin Adam à Rhinehart apparaît clairement, même si le résultat est très différent. L’idée est de mêler l’artificialité du jeu et de la narration à notre rapport au monde pour aboutir à un discours subtil et subversif sur les fondements de notre société. Ce que Rhinehart écrit dans son roman pourrait convenir à merveille à Joker : « Toute société est fondée sur le mensonge. Celle d’aujourd’hui est fondée sur des mensonges contradictoires. L’homme qui vivait dans une société simple et stable, à mensonge unique, digérait le système du mensonge unique en un moi unifié et le dégoisait le restant de sa vie, sans être contredit par ses amis ou ses voisins, sans se rendre compte que 98 % de ses croyances étaient des illusions, que la plupart de ses valeurs étaient artificielles et arbitraires et que la plupart de ses désirs avaient des visées comiquement erronées ». Une société du mensonge trahie par sa multiplication et son enchevêtrement : voilà bien ce qui justifie la prolifération des points de vue entrecroisés dans Joker, qui se heurtent les uns aux autres pour mieux souligner les failles de notre prétendu ordre social, et renvoient dos à dos les injustices du pouvoir (incarné ici par un groupe financier) et la bêtise de ceux qui ne s’y opposent que pour gagner en prestige personnel.

D’abord polar, puis cavale impossible hors du réel, Joker est bien conforme à la citation de Vann qui ouvre le livre : « Chaque événement rendait le suivant inévitable, mais l’ensemble ne donnait pas bonne impression ».