Véritable petit trésor caché, Voyage dans la Lune avant 1900 est paru à l’origine « vers 1892 », comme l’annoncent sans une once d’ironie les éditions Actes Sud. Le livre réunit d’emblée les traits caractéristiques de la merveille méconnue : cantonné jusqu’ici aux forums des bibliophiles les plus pointus, il participe de l’origine de la science-fiction moderne, et met plus ou moins consciemment en scène ses combats esthétiques. Non seulement il nous place au cœur du problème de la représentation visuelle de ce qui, précisément, n’a jamais encore été vu, mais en plus il le fait avec une richesse narrative qui réjouira autant les jeunes que les grands lecteurs, les amateurs de science-fiction éclairés comme les profanes. Par-delà la curiosité historique, il est émouvant de voir le vicomte Arthur de Ville d’Avray, ancien capitaine, géologue, archéologue et illustrateur, proposer en toute candeur et dès la fin du XIXe siècle une solution admirable de cohérence pour représenter des thématiques qui deviendront essentielles dans la contre-culture du siècle suivant.

Au moment où l’auteur compose son album à l’attention de ses enfants, nous sommes neuf ans avant Les Premiers hommes sur la Lune de H.G. Wells, et Méliès n’a pas encore réalisé son propre Voyage dans la Lune, qui sera diffusé à partir de 1902. Surtout, on est encore très loin d’On a marché sur la Lune, qui date de 1953-1954. Pour autant, l’aventure lunaire est déjà de longue date un thème culturel récurrent, même s’il n’est pas toujours reconnu à sa juste valeur : dès le deuxième siècle de notre ère, le poète latin Lucien écrit des Histoires vraies où il met en scène son propre voyage imaginaire vers le satellite. Au XVIIe siècle, en l’espace de seulement vingt-trois ans, trois auteurs – et pas des moindres – proposent leurs propres fictions sélénites : Kepler avec Le Songe ou l’astronomie lunaire, en 1634, l’évêque et écrivain anglais Francis Godwin avec The Man in the Moone, en 1638, et Cyrano de Bergerac avec son Histoire comique des États et Empires de la Lune, parue en 1657. Mais l’œuvre historiquement la plus proche – quoique pas la plus apparentée – de celle qui nous occupe, c’est bien entendu De la Terre à la Lune de Jules Verne, publiée en 1865, ainsi que sa suite Autour de la Lune, sortie en 1869. Bien qu’il soit difficile de concevoir que Ville d’Avray n’ait pas eu connaissance des romans de Verne et de leurs magnifiques illustrations aux éditions Hetzel, sa démarche n’a pourtant rien de la simple transposition pour enfants des motifs de l’écrivain. Au contraire, il propose sa propre approche, son propre dispositif de fiction scientifique.

La question de la figuration de phénomènes extraordinaires peut se faire bien plus pressante pour l’illustrateur que pour l’écrivain : alors que l’écriture permet de composer des histoires simplement par invention, l’image requiert de proposer une véritable vue des événements merveilleux qu’elle met en scène. En cela, elle est tenue à un rapport beaucoup plus réglé avec la réalité : il ne lui suffit pas de nommer des êtres imaginaires, il lui faut encore nous les faire voir. L’illustration pourrait certes partir dans des fantaisies formelles les plus libres, mais elle perdrait tout rapport avec le regard perspectif, et l’effet de voyage serait manqué : le lecteur n’aurait alors affaire qu’à un délire visuel abstrait, dépourvu de toute vraisemblance, qui ne pourrait jamais offrir le déplacement de la vision vers un ailleurs où personne n’a jamais posé le regard, mais néanmoins réel et existant. Le problème esthétique de Ville d’Avray se pose donc en des termes très précis et très urgents. D’un côté, à son époque, personne n’a jamais vu ni expérimenté la surface lunaire et celle des autres astres : c’est une lapalissade, mais nos moyens techniques de délégation de la vision nous le font souvent oublier. D’un autre côté, il lui faut présenter une vision, c’est-à-dire un moyen d’enregistrement qui suppose toujours la présence d’une réalité originale, de ce qui précisément est trop lointain pour être aperçu de façon authentique, en personne. Comment représenter de manière vraisemblable une vue que personne n’a vue ?

De son côté, Jules Verne avait compris que la science, ou plutôt la technique, était un formidable moyen d’élargir la vision, de l’emmener vers des contrées qui, même en droit, lui paraissaient étrangères. Elle permet de conduire l’œil là où le corps ne l’a pas placé à l’origine : dans le ciel, sous la mer et, pourquoi pas, dans l’espace. Encore en usait-il avec circonspection : dans son diptyque sur le voyage lunaire, jamais ses personnages ne posent le pied sur notre satellite. Cela aurait supposé de résoudre quantité de problèmes encore insolubles à l’époque : y a-t-il une atmosphère sur la Lune ? De l’eau ? De la vie ? Comment la Terre apparaît-elle depuis ces contrées lointaines ? Aujourd’hui, les techniques d’enregistrement des images permettent de translater la vision vers l’apparition de phénomènes qu’aucun œil de chair ne pourra jamais apercevoir, et l’on comprend que d’une certaine manière, la vision et l’image réaliste, débarrassées de toute présence réelle du corps et de l’organe, sont bien l’enregistrement de phénomènes naturels doués de signification – comme le montrait déjà Alberti au XVe siècle dans son traité De la peinture. Chez Ville d’Avray, la prospection scientifique est réduite à son strict minimum, à un simple prétexte : Monsieur Baboulifiche et son fidèle Papavoine se rendent sur la Lune en ballon, et voyagent jusqu’à Saturne à dos de chauve-souris. Même lorsque l’on croit qu’ils vont s’attaquer à une interrogation hyper-balisée de la fin du XIXe siècle, celle de la présence d’eau sur la Lune, l’épisode est davantage une boutade qu’une véritable prise de position théorique. Mais si ce n’est pas la science qui garantit la vraisemblance du périple et de ses vues, l’exigence d’un certain réalisme de la vision n’en demeure pas moins prégnante – on ne se trouve pas ici dans un délire abstrait, mais bien dans un récit. Ce qui assure la crédibilité de l’histoire, c’est la composition ultra-classique de ses images : l’auteur souscrit à toutes les règles de la perspective centrale, celles qui sont connues et rebattues depuis leur découverte par Alberti. Ainsi les images sont toujours frontales, l’horizon se trouve dans leur moitié inférieure et les plans se juxtaposent dans une succession bien ordonnée. S’esquisse ainsi un parti pris esthétique lourd de conséquences : on doit pouvoir observer les régions les plus lointaines de notre système solaire comme on aperçoit la nature la plus proche. Si l’on peut adhérer à ce voyage malgré toutes ses invraisemblances scientifiques, c’est bien parce qu’il reconduit les lois de la vision la plus normale. On n’est pas du tout dans les audaces visuelles de Gustave Doré illustrant 20000 lieues sous les mers, qui supposent déjà une altération du point de vue.

On pourrait prendre cette prudence graphique pour de la frilosité ou du pompiérisme. Pourtant elle est la condition d’une inventivité narrative remarquable. Chez Jules Verne, le déplacement de la vision grâce à la science vaut pour lui-même, et ce qui est vu n’est pas vraiment fantastique : à chaque fois, les êtres rencontrés prennent place dans une classification scientifique, comme si ce qu’ils avaient de plus fantastique était finalement de n’avoir pas encore été découverts. Ici, la continuité du regard permet la représentation vraisemblable des événements les plus fous et des animaux les plus étranges. En cela, Ville d’Avray est plus proche des auteurs du XVIIe siècle que de son prédécesseur immédiat : comme chez Cyrano de Bergerac, le classicisme de sa vision assure le réalisme des situations les plus extravagantes. Le récit entier fonctionne par tableaux, au sens qui sera encore celui de Méliès dix ans plus tard : dans un cadre où tout est aperçu clairement et distinctement se jouent les événements les plus bizarres. Si le fantastique et le merveilleux ne sont pas pris en charge par la vision, ils le sont par l’histoire, par l’agencement des parties et des épisodes : de ce côté-là, fort de la vraisemblance de ses vues, l’auteur ne se donne plus aucune limite. C’est qu’à partir du moment où l’image a toutes les apparences d’une vision, elle peut nous faire croire à l’apparition naturelle de toutes sortes d’êtres, même les plus monstrueux. Ville d’Avray nous montre la rencontre entre ses deux aventuriers et des animaux inquiétants, les habitants de la Lune et, dépassant même le programme de son titre, ceux de Saturne.

C’est dans cette escalade permanente du récit et de l’histoire que se tient toute la saveur du livre : la logique de la monstration est à son comble, il s’agit toujours, l’air de rien et sous l’apparence du classicisme le plus pur, de remplir le cadre de la vision de toutes les créatures que l’imaginaire pourra lui proposer. Et sans dévoiler la surprise glaçante de l’épilogue, on peut dire que l’auteur la pousse jusqu’à son terme : jusqu’au moment où l’histoire explose d’avoir rassemblé en elle trop d’épisodes plus fous les uns que les autres, et bascule abruptement dans l’horreur la plus crue. En cela, Ville d’Avray apparaît comme précurseur d’une esthétique enfantine, celle de la découverte et de l’accumulation indéfinie des formes et des apparences, celle où on jouit de posséder plein de jouets jusqu’à les casser. Et il ne cache rien de ses limites : un risque de nausée et de trop plein. Ce n’est certes pas une esthétique de la réflexion et du pouvoir de la vision, qui est ici admis et présupposé. C’est bien plutôt une logique de l’épate et du plaisir de la surenchère, celle qui est encore au principe de nombreux films de science-fiction contemporains, depuis Spielberg et Terry Gilliam jusqu’aux Avengers. Mais lorsqu’elle est aussi cohérente et radicale, elle fait littéralement merveille.