En France, Ishinomori est connu comme l’un des brillants poulains de l’écurie Tezuka,  ce qui explique la grande promiscuité de leurs styles. En témoignent Sabu et Ichi, Cyborg 009 et Le Voyage de Ryu, rares œuvres à avoir été traduites en français et dans lesquelles on reconnaît la patte du père d’Astroboy, mais aussi une personnalité propre tout à fait remarquable. À la fin de Eros X SF, on trouve un récit qui ne s’inscrit pas forcément dans la logique thématique du recueil, mais qui illustre à merveille cette collaboration élargie avec le Dieu du Manga. « Histoire de la résidence Tokiwa » raconte sous une forme elliptique et poétique l’épopée intime du Tokiwasō entre 1952 et 1982, cette villa de la banlieue de Tokyo qui servait d’atelier aux grands mangakas de l’époque. Sans parole ni véritable logique narrative, ces quelques planches saisissent une atmosphère pleine de camaraderie et d’émulation artistique, avec cependant une légère connotation fantastique qui lui donne un caractère irréel et inquiétant, à travers laquelle on perçoit les fantômes qui taraudent la mémoire d’Ishinomori.

Ce court-circuitage entre la réalité et la (re)construction fantasmatique irrigue tout le recueil. Comme son titre l’indique, il y est beaucoup question d’amour, et plus précisément de sexe. Si on tombe donc régulièrement au fil des planches sur des scènes à l’érotisme indéniable, esthétiquement sublimes et aux inventions graphiques multiples, il ne faudrait pas réduire à cela la portée du livre. On n’apprendra rien à personne en signalant que le sexe est une affaire compliquée, et dans les représentations artistiques japonaises peut-être encore plus qu’ailleurs. Dans une bonne partie des histoires de Eros X SF, les pulsions sexuelles prennent leur place dans un jeu d’enchâssements où il est très difficile de discerner le réel de l’illusion. L’étreinte y devient un moment si beau, si fort et si passionnel qu’il ne peut être vrai – ou accepté comme tel. À partir de son accomplissement, les personnages masculins se retrouvent plongés dans d’obscurs complots politiques louvoyant entre apparences et dysfonctionnement paranoïaque, ou dans d’invraisemblables histoires de conflits interplanétaires dans lesquelles l’extraterrestre prend la forme d’une irrésistible bunny, d’une pâtisserie polymorphe ou d’un être dont la tête ressemble étrangement à deux cuisses ouvertes… Un récit plus anecdotique, « Psychédélique », synthétise cette idée : un dessinateur en plein trip sous LSD voit une femme nue prendre forme sous ses yeux, et quand celle-ci ingère à son tour la drogue, c’est l’homme qui disparaît progressivement… Les histoires les plus fascinantes jouent ainsi sur différents niveaux de réalité, en se superposant parfois jusqu’au vertige et en recourant souvent au motif psychanalytique, les personnages vacillant toujours sur le seuil de la démence. Le sexe et l’objet du désir représentent des dangers souvent fatals, surtout parce qu’ils font perdre tout contact avec la réalité. À chaque histoire, la folie est indissolublement liée à l’expérience sexuelle, comme pour accentuer le fait que les personnages masculins « perdent la tête ». Cela apparaît d’autant plus vrai lorsque la femme s’avère être une créature de la quatrième dimension, et qu’y toucher revient à avoir le crâne fendu par une épée…

Le recueil contient une trilogie particulièrement grave, intitulée « Ma vie sexuelle ». Elle offre un éclairage politique à la vision du sexe donnée par l’auteur. Le second récit, consacré aux « pratiques déviantes », vante le sadomasochisme (et en particulier le bondage) comme la seule manière d’approcher la réalité. Un ancien collègue de l’auteur devenu performer sexuel regrette ne pouvoir « dessiner une œuvre sincère », et dénonce l’écriture comme une forme de perversion dissimulée par les conventions sociales. On retrouve ici des considérations contemporaines aux années 1960 et 1970, inspirées par l’existentialisme et les révolutions sexuelles successives de l’époque. La quête libertine du personnage se résume à donner plus de vérité à son existence pour lui permettre d’en affronter l’absurdité. Le couple qu’il forme à la ville comme sur la scène se rapproche de cet idéal : « Pour pouvoir vivre dans un monde gouverné par le mensonge, il faut avoir deux âmes ». Le discours se fait encore plus complexe lorsque l’auteur stigmatise le sexe comme un révélateur du narcissisme humain dévorant l’équilibre de la nature, de la société et de la vérité elle-même. Dans tous les cas, le thème abordé remet en question la perception que le conformisme donne de la réalité et des valeurs qui s’y rattachent. L’autobiographie dérive de plus en plus vers une forme d’essai dessiné, et Ishinomori livre une réflexion sur l’ambiguïté des pratiques sexuelles révélatrices du faux-semblant équivoque dans lequel nous plongent les sociétés contemporaines : soit il donne plus de réalité à la vie en lui indiquant un sens, soit il corrompt cette même réalité dans l’autodévoration narcissique des idées reçues.

Tous les autres épisodes peuvent être lus dans cette perspective. Ils concernent souvent des hommes jeunes, des étudiants ayant ou craignant d’échouer à leurs examens. L’irruption fantasmatique de la pulsion sexuelle semble représenter autant un antidote à la frustration qu’un simple révélateur. Le diplôme, comme le sexe, repose sur une ambivalence angoissante : une chose que l’on désire mais qui fait peur, dont on espère tirer les jouissances promises mais dans l’engagement de laquelle on craint d’être emprisonné. Le caractère ludique de ces histoires dissimule une appréhension profonde à l’égard des illusions trompeuses où se trouve plongée une société déboussolée et à l’avenir incertain. La découverte de la sexualité s’y réalise ponctuellement dans des circonstances apocalyptiques, annonçant la fin d’un monde, ou celui d’une époque – le Japon des années 1960, entre tradition et modernité. Au fil des récits, Ishinomori accorde une place importante aux décors, qu’il s’agisse de la ville ou de la campagne, qui occupent des planches entières, comme s’il tentait d’esquisser une cartographie des tabous et des refoulements d’une société, un guide à l’usage des jeunes adultes égarés. Entre naïveté caricaturale et violence, cruauté et félicité, Ishinomori aborde le sexe avec une poésie saisissante, instrument d’un discours politique d’une modernité intacte.