Outre les mangas de Tezuka, de plus en plus d’oeuvres appartenant au patrimoine récent de la bande dessinée japonaise trouvent aujourd’hui leur chemin jusqu’à nos librairies, pour notre plus grand bonheur. Baptism de Umezu, Golgo 13 de Saito, Nononbâ de Mizuki et Les Vents de la colère de Yamagami figurent ainsi parmi les meilleurs titres publiés en France en 2006. Un peu comme si les Japonais découvraient simultanément Franquin, Gotlib, Moebius, Pratt et Tardi. Le problème avec ces découvertes, outre qu’elles font ressortir la pusillanimité d’une grande partie de notre production contemporaine, c’est qu’elles se font parfois sans discernement de la part des éditeurs, pressés de prendre position sur cette « niche ». En témoigne notamment le médiocre travail éditorial fourni sur l’oeuvre de Shin’ichi Abe, car ni Picquier (Paradis), ni le Seuil (Une Bien triste famille) ne rendent vraiment justice à cet auteur, dans le choix des titres comme dans la réalisation des ouvrages.

A ce sujet, le travail entrepris par les éditions Cornélius autour de Shigeru Mizuki est exemplaire, notamment dans le choix des titres, présentés par ordre croissant d’ancienneté : Nononbâ, qui évoque son enfance, nous plonge aux racines de l’inspiration de l’auteur ; les histoires courtes qui composent 3, rue des mystères, conçues pour la plupart au cours des années 70, permettent de mieux cerner sa vision du monde ; quant à la longue série Kitarô le repoussant, entamée en 1966 et prévue pour janvier dans nos contrées, il s’agit de son oeuvre phare, mais il aurait été hasardeux, étant donné son âge et sa singularité, de la présenter initialement au public français (cf. l’erreur de Glénat avec Astro boy de Tezuka). Un seul reproche : l’insuffisance des repères temporels et biographiques, qui s’avère notamment gênante pour situer les nouvelles de 3, rue des mystères dans l’oeuvre de Mizuki. Fort heureusement, cela n’handicape pas la lecture outre mesure tant elles sont cohérentes sur le plan foncier : les sept histoires qui composent ce recueil se penchent toutes, sur un ton tantôt humoristique, tantôt mélancolique, sur les relations paradoxales qu’entretiennent les hommes avec le monde des esprits, fustigeant la vanité des ambitions humaines. « On n’est jamais aussi bien que sur cette bonne vieille terre », s’écriait le Capitaine Haddock à la fin de On a marché sur le Lune, et c’est aussi ce que déduit le scientifique de son séjour étrange au pays des morts dans la nouvelle qui donne son titre au recueil, ou le bonze de L’Ambroisie féline, constatant les effets secondaires inattendus de l’élixir de vie éternelle qu’il concocte en secret dans son temple. Les interactions entre le monde des hommes et celui des esprits se soldant tantôt par l’amertume (La Porte de l’univers), tantôt par le drame (Les Crânes de l’oubli). Présentant des Yokaï (« fantômes » ou « esprits » de la tradition japonaise), tour à tour menaçants ou bienveillants mais toujours distants, le sage Mizuki enjoint l’homme a profiter de son existence avec humilité, sans chercher à la prolonger inutilement ou à expliquer l’inexplicable, et à accepter la mort comme un phénomène irréversible. Ainsi, l’amour contre-nature d’une morte et d’un vivant n’engendrera que souffrance dans La Fille du dernier train, la plus longue nouvelle du recueil et aussi la plus ancienne. Au niveau graphique, on admire l’exubérance de certains tableaux surnaturels, notamment dans Moulin à Yokaï, et l’étonnante diversité des monstres imaginés par Mizuki. Plus subtile est l’alchimie qui se manifeste dans certaines images où le décor au sein duquel il s’inscrit entre en résonance avec l’état d’esprit du personnage, traduisant notamment à merveille sa solitude, comme chez Tatsumi (voir notre chronique). A ce titre, les premières pages de La Porte de l’univers touchent au sublime, prouvant qu’au-delà de l’imagerie fantasmagorique qui a fait sa réputation, Mizuki est un merveilleux peintre des tourments de l’âme humaine.