Quasar contre Pulsar est un livre qui part dans tous les sens, et l’on comprend qu’il ait fallu trois cerveaux et six mains pour le produire. Mais bien la maîtrise qui domine : pour le dire vite, celle de la performance. Ici, les trois dimensions de l’histoire, du dessin et de la couleur se conjuguent pour laisser s’exprimer la forme et l’apparence, tout en les dominant dans un jeu où les règles s’inventent sans cesse jusqu’à trouver de nouvelles harmonies. Car, du récit (l’histoire d’un plieur d’espace et de temps contre un démiurge qui veut remodeler le cosmos selon ses propres règles) jusqu’aux plus audacieux dégradés de couleurs – non loin de l’aérographie psychédélique des 70s –, en passant par la pureté du dessin, c’est toujours de la rencontre des formes et des harmonies qu’il est ici question. Le résultat est enthousiasmant, même s’il est difficile d’en débrouiller les enjeux.

Il faut se pencher sur les préoccupations des trois auteurs, issus du dessin, du graphisme et de l’art contemporain, pour commencer de démêler l’ambition du livre. S’il s’agit bien de maîtrise, et d’un jeu avec les règles de la représentation, cette maîtrise et ce jeu sont avant tout techniques : le principe est de dominer les outils de la reproduction en série d’une œuvre, notamment la palette graphique, pour voir s’ils permettent de créer une véritable œuvre d’art, et pas seulement un média de distraction et de divertissement de masse. De ce point de vue, le livre se trouve face à une gageure de taille. On le sait, Walter Benjamin affirme dans son essai sur L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction technique, que la reproduction en série détruit l’authenticité de l’œuvre car sa rapidité de création annule toute possibilité de l’interpréter de manière originale, de mettre au jour sa capacité singulière à orienter la perception, et la condamne à une vision distraite, à n’être au fond plus qu’un élément de langage parmi d’autres. L’image influence notre vision avant même que nous l’ayons comprise, que nous nous soyons posé la question de son sens, et sa voix incomparable s’éteint alors : elle n’a plus rien à nous dire que nous ne sachions déjà, et que l’on ne puisse également exprimer par la langage et les pratiques culturelles et sociales. Et pourtant, Mathieu Lefèvre, Alexis Beauclair et Etienne Chaize font le pari que, sur le plan visuel, la saturation des formes et des couleurs autorisée par l’informatique crée de nouvelles harmonies qui, si elles ne permettent plus la contemplation détachée et le recueil patient d’une signification singulière, conditionnent un rapport à l’œuvre qui n’a rien d’inauthentique, qui n’est ni l’absence d’idée ni l’imposition violente de l’image, comme en publicité. Ils n’inventent pas ce projet, qui était déjà celui de Druillet et, d’une manière générale, du dessin psychédélique. Mais on leur doit de le reconduire de manière magistrale, grâce à une maîtrise des enjeux plastiques qui ne prête jamais le flanc à la démonstration de force, comme cela pouvait encore être le cas dans les années 1970.

Il est rare d’avoir affaire à un tel travail sur les couleurs en bande dessinée, où elles sont souvent remises à un coloriste seulement crédité à l’intérieur du livre. Ici au contraire, ce sont bien elles qui relèvent le plus le défi de la saturation et de l’égarement du regard. Nous nous garderons bien d’affirmer qu’elles priment sur le dessin et le scénario, tant ces derniers sont impressionnants de conscience, de cohérence et d’économie des enjeux graphiques. Mais, lorsqu’il s’agit de couleurs, il semble toujours que le problème soit celui d’une harmonie possible entre le regard et le monde physique qui nous entoure, et même de la possibilité de plusieurs harmonies de ce type. C’est bien ce que travaille en premier lieu la palette graphique d’Etienne Chaize : chaque scène est l’occasion de nouveaux contrastes, de nouvelles harmonies qui s’entrechoquent comme les différents mondes dont il est question. À chaque fois, le regard s’ouvre sur un univers nouveau, et il faut voir comment le récit est porté par ces cohérences éphémères et ces ruptures de rythme, qui nous font passer des harmonies en rouge, jaune et pourpre, à des camaïeux de bleus et de vert. On se croirait presque dans la Théorie des couleurs de Goethe.

On comprend alors comment la reproduction technique de l’œuvre laisse malgré tout la place à une véritable ambition artistique, et ne nous condamne pas à un regard distrait dépourvu de toute idéalité, de toute idée – à du visuel plat. Dans Quasar contre Pulsar, sur bien des plans apparaît la marque – ou plutôt l’absence de marque – de la production informatique, de la nécessité de simplifier le trait et le récit et de recourir à des couleurs d’impression standardisées pour permettre sa reproduction en série. Mais en utilisant cette uniformité de moyens pour parcourir tous les univers qu’elle permet, les auteurs se placent d’emblée au cœur d’une problématique essentielle en bande dessinée, laquelle, encore une fois, était déjà celle de Druillet et de Moebius : montrer que la standardisation des formes et des coloris n’empêche en rien la production d’un imaginaire original. Finalement, c’est bien l’adéquation entre la puissance d’un geste tout à fait conscient de ses enjeux théoriques et la richesse de son exécution qui est belle dans Quasar contre Pulsar.