Ce quatrième tome de Pascal Brutal suscite certes des réserves, et on y reviendra, mais le dispositif de Riad Sattouf n’en demeure pas moins enthousiasmant tant il mêle l’ambition la plus élevée à une imprudence joyeuse et quasi naïve. Son projet est de pointer à chaque fois les éléments du monde qui nous entoure, ceux qui passent pour de puissants facteurs de liberté individuelle, et de montrer qu’ils nous mènent au contraire vers le nihilisme le plus cru. Et on comprend bien sûr quel est l’horizon comique ici, son bon usage : c’est l’observation clinique, qui consiste à utiliser la cruauté ironique pour distinguer dans le réel et trier ce qui est sain de ce qui est pathologique, ce qui va croître de ce qui va dégénérer, sans préjuger de ce que sont en soi la santé et la maladie. Ce type d’observation qui mène à la parodie est déjà une gageure en soi, que bien peu de comiques parviennent à tenir. La grande victoire des deux premiers albums de Pascal Brutal – et, sur un mode beaucoup plus réaliste, de La Vie secrète des jeunes (L’Association)–, était que Sattouf évitait de juger et d’évaluer ces traits contemporains sans jamais verser dans un progressisme angélique ni dans un criticisme réac. Il lui suffisait de mettre en relief ce qu’il observait pour mettre au jour une pluralité de significations, qui vaut critique à elle seule.

Mais ce serait un comique somme toute assez commun que d’en rester à la simple caricature. Ce type d’humour fait florès dans toute une partie de la production franco-belge qui, pour le pire et le meilleur, raille certains travers de la société. Ce qui distingue Pascal Brutal de cette longue tradition parodique, c’est son dispositif narratif d’anticipation. On le sait, le propos se situe dans un futur proche, où le néo-libéralisme a triomphé, où l’état est inexistant, où toutes les régions ont logiquement pris leur autonomie à la suite de la libéralisation des institutions. Les inégalités se sont polarisées et radicalisées : sur sa moto écarlate, Pascal transite des banlieues les plus sordides aux feux de la rampe, en passant par de nouvelles zones désertiques. Et si l’on rit de cet avenir pourtant très sombre, c’est parce que Sattouf utilise le futur comme un puissant levier de critique du présent. C’est un procédé à la fois très audacieux et très casse-gueule : se poser en futurologue, à la manière d’un Pacôme Thiellement, c’est toujours risquer d’être contredit à l’avenir, et de voir son œuvre se périmer rapidement. En cela, Sattouf s’impose une tâche immense, celle de devenir un clinicien accompli de la société, celui qui en connaît à l’avance la maladie et en voit déjà le développement. Mais qui peut dire ce qui, du présent, court vers son propre déclin ? Sous ses dehors accessibles et rigolards, cette position est d’une ambition qui confine à l’arrogance mais reste belle jusque dans sa désinvolture apparente.

Il faut reconnaître que, dans les deux premiers tomes de la série, le défi est parfaitement relevé. A l’orée du sarkozysme et de son cortège de libéralisations brutales, Sattouf en voit déjà les implications et la déliquescence. Comme d’autres avant lui, il moquait le jeunisme, mais le poussait jusqu’à son renversement, jusqu’à mettre à l’envers les valeurs libertaires de la génération 68. Bien plus, il avait aperçu le terme ultime où s’acheminaient tranquillement les libertés individuelles : elles allaient bientôt mener à un éparpillement complet des individus, jusqu’au point où la violence libérale et sa volonté de succès s’insinueraient dans tous les rapports individuels, y compris la sexualité. En cela Sattouf dépassait le simple naturalisme, celui d’un Margerin par exemple, mais aussi celui d’une partie de sa propre production, et c’était là sa meilleure veine : en mêlant l’observation et la prospective, il parvenait à une sorte de super naturalisme où la justesse du trait donnait un sens à ce qui passait, encore, pour marginal ou résiduel.

D’où nous vient alors l’impression que, dans ce tome 4, l’acuité de l’observation s’est émoussée ? Ce n’est pas tant que les huit années passées depuis La Nouvelle virilité aient contredit le propos de Sattouf, bien au contraire. Sa prophétie s’est en partie réalisée, et il faut prendre acte de la performance : de plus en plus de régions demandent leur indépendance, on assiste à des manifestations où les extrêmes politiques se côtoient, l’école semble aller vers une plus grande libéralisation, et, on s’en aperçoit, il existe des djihadistes occidentaux. Sans même parler de la crise qui est passée par là, et avec elle les plaintes lancinantes d’un déracinement et d’un pessimisme déjà lus dans Pascal Brutal. Tout se passe donc comme si la série tendait vers une certaine obsolescence, non d’avoir trop promis, mais d’avoir trop tenu : d’anticipation d’un futur proche, elle retombe dans la simple parodie, celle qui ne fait que redoubler le réel. En répétant les mêmes thématiques, elle se condamne à caricaturer des éléments contemporains qui, de toute façon, sont soit archi-balisés, soit tout simplement en train de dégénérer et de mourir de leur belle mort. Quelle est aujourd’hui l’urgence de moquer – parmi les thèmes abordés ici – le stand-up, le rap commercial, le body-building ou l’ambiguïté sexuelle ? Sattouf finit par tomber dans les travers qu’il entendait dénoncer : le dessin perd sa belle simplicité et se fait plus racoleur (en témoignent les couvertures des deux derniers opus) ; d’enjeu éminemment politique, le sexe devient le ressort d’un comique assez répétitif.

Tout ne repose plus alors que sur les larges épaules du personnage de Pascal. Il est l’énorme réussite de la série, tant il échappe à toute tentative d’interprétation. D’un côté il gagne sans combattre, il a du succès sans talent, il met une énergie hors du commun dans des quêtes qui n’ont aucun sens et le ramènent toujours dans son logement minable – de ce point de vue, il est la personnification de la vacuité et de la misère culturelle. Mais dans le même temps, il réussit (presque) toujours la tâche qu’il s’est assigné, il maîtrise toutes les identités et tous les codes sociaux, fait preuve d’une adaptabilité hors du commun, et il est tellement sûr de sa force qu’il peut pardonner même à ceux qui l’ont le plus malmené. On ne sait jamais au fond si Pascal incarne le nihilisme ou, au contraire, le surhomme. Un vertige s’insinue : représente-t-il la fin de toute culture, ou au contraire la vraie liberté et la promesse d’un avenir complètement nouveau, où l’on pourrait enfin dominer le jeu des normes sociales ? On retrouve une ambiguïté similaire avec le personnage de Pascal Ertanger dans La Théorie de l’information, d’Aurélien Bellanger, ou tout récemment celui d’Adèle Haenel dans Les Combattants, de Thomas Cailley : leur absurdité inouïe, radicale, qui rompt avec tous les héritages culturels, doublée d’une force d’action incomparable, est la condition d’émergence dans le monde d’interprétations et de formes nouvelles, dont on ne peut vraiment pas dire si elles sont tout à fait géniales ou complètement connes. Avec une telle figure, l’auteur se place immédiatement au cœur de l’équivoque nietzschéenne de la culture : qu’est-ce que la véritable culture, sinon la tendance à l’oubli de ce qui précède pour promettre autre chose, de nouvelles règles de développement à l’humanité ? Mais qu’est-ce que ce droit de promettre sinon une grossière négation de la culture dominante de son époque ? Après être parvenu à une telle pureté, un tel vertige dans l’interrogation, il est dommage de voir Sattouf refermer, dans les marges, l’ambivalence irréductible de son personnage, de ne plus le laisser être la source d’interprétations contradictoires : trop souvent, le récitatif oriente la lecture et fait de Pascal un repoussoir absolu, ou au contraire l’objet d’une admiration adolescente. Comme si l’auteur ne soutenait plus la vision angoissée de l’abîme de son propre doute, et se laissait aller au repos des interprétations maniables et univoques. Loin d’une résolution forcément réductrice de ses ambiguïtés, on rêve donc de nouvelles luttes pour Pascal, avec des enjeux qui engagent notre propre futur renouvelé. A quand un Pascal 3.0 face à l’intégrisme catho, les implants biomécaniques, le droit des animaux et tout ce que Riad Sattouf pourra de nouveau anticiper ?