La première chose qui frappe chez Nadja, c’est le dessin. Un dessin qui ne s’embarrasse pas de fioritures, qui recherche la vérité de la pose, de l’expression. Dès les premières pages de Ô cruelle, le pli d’un coude ou le contour d’un visage provoquent l’émoi, le pur plaisir d’être confronté à une forme rare de beauté. Car derrière l’apparente simplicité des formes se cache une recherche de l’épure qui évoque la « naïveté » de certaines traditions picturales dites « primitives ». Nadja est en effet peintre de formation, et c’est de ce côté-là qu’il faut chercher les références possibles, plus que dans le champ de la bande dessinée. Chacune des cases de ses récits sont ainsi autant de mini-tableaux, plus ou moins travaillés, la plupart n’ayant pour but que de soutenir la narration et les dialogues. Car le travail de Nadja n’est pas seulement une recherche formelle, il est aussi passionnant sur le fond.

Venue sur le tard à la bande dessinée après une carrière prolifique dans le domaine du livre jeunesse (Chien bleu, en 1989, c’est elle), Nadja a pris un risque qu’aucun auteur aussi reconnu qu’elle dans cette sphère n’avait pris : se frotter à la fois à un nouveau langage et à des récits adressés à un public adulte. Cette seconde carrière est pourtant une vraie réussite. Prolifique, elle alterne traitements graphiques et types de récit : conte de fées (La Forêt de l’oubli), suspense psychologique teinté de fantastique (l’Homme de mes rêves), drame en costume (les Filles de Montparnasse) et aussi réflexion sur l’acte de création, avec la « Trilogie des ours », entamée avec une adaptation d’Henry James (le Menteur) et poursuivie par deux essais inspirés de son propre vécu de créatrice (Comment ça se fait et Le Coeur sanglant de la réalité).

Avec Ô cruelle, Nadja part dans une direction nouvelle, que l’on serait bien en peine de qualifier. Il y est principalement question des relations entre hommes et femmes, à l’occasion d’un week-end à la campagne au cours duquel se croisent une douzaine d’individus réunis là par les caprices du destin. En filigrane, le motif de l’amour traverse les pages, matérialisé sous la forme d’un spectre réveillé au fond des bois, donnant au récit une touche fantastique. Comme souvent chez Nadja, la fiction s’apparente à l’essai, le récit lui permettant de partager ses réflexions sous la forme d’aphorismes d’une lucidité mélancolique, parfois douloureuse. « Les femmes trouvent toujours des excuses aux hommes… Jusqu’au moment où elles décident de ne plus leur pardonner. Ca ne sert à rien de vouloir leur faire changer d’avis », déclare ainsi un anthropologue vieillissant, gagné par le spleen lié à la perte de son pouvoir d’attraction sur les femmes. « On perd tellement de temps avec la tristesse… On croit que c’est à cause d’un homme, puis on se rend compte que c’est soi-même qu’on pleure… », déclare quant à elle une artiste dont le travail donne lieu à un débat passionnant sur le caractère masculin et féminin de la création. La portée symbolique de l’iconographie est très prononcée, évoquant l’Art du moyen-âge : sirène, chat, femme-ailée… Ces fantasmes matérialisent les velléités d’émancipation des femmes du livre, ici toutes plus ou moins empêtrées dans les filets qu’elles ont laissé se tisser autour d’elles. On l’aura compris, les hommes ne jouent pas ici le beau rôle, même si les femmes sont clairement renvoyées par l’auteur à leur propre responsabilité dans leur aliénation.

Comme à l’accoutumée, Nadja excelle à peindre les visages féminins, leur surprise, leur tristesse. Elle est par contre moins à l’aise pour dépeindre ceux des hommes, notamment d’âge mûr, qui peuplent ses pages. Dommage aussi que le récit se termine aussi brusquement et de manière aussi cryptique. On a le sentiment que ces personnages avaient encore des choses à nous dire, et que ce récit aurait pu connaître de nombreux autres développements, peut-être sous la forme d’une suite ? Mais on donnerait volontiers la moitié de la production annuelle de bande dessinée contre un livre comme celui-là, et on continuera de guetter avec curiosité les prochains développements du parcours atypique de Nadja.