A l’origine, il y a Félix (date de naissance : 1949). A l’époque Maurice Tillieux a déjà pas mal tâté de la BD dans Bimbo, Jeep et dans Blondine, mais c’est pour Héroïc-Albums qu’il crée Félix. Une paire de lunettes, un béret et une pincée d’Harry Dickson façon Jean Ray, et le tour est joué. Le talent de conteur de Tillieux fait le reste. 67 aventures plus tard, la disparition d’Héroïc-Albums sonne le glas des enquêtes policières de Félix et laisse son créateur sans débouché. Devant le refus des éditions Dupuis de continuer avec Félix (trop de mystère, trop de crimes, trop de violence, le personnage fait peur), il propose un nouveau type de détective plus moderne. Gil Jourdan fait son entrée dans Spirou le 20 septembre 1956 (n°962). En réalité, seul le noeud papillon a remplacé la paire de lunettes, car pour le reste, Gil Jourdan est calqué sur Félix au point que Tillieux n’hésite jamais à resservir certains de ses vieux scénarios.

Gil Jourdan, l’Intégrale, Vol. 1 regroupe les quatre premiers épisodes de la série. Le diptyque Libellule s’évade et Popaïne et vieux tableaux (1956-1958) sert surtout à poser les personnages : Gil, jeune licencié en droit, fraîchement promu détective privé, André Libellule, le monte-en-l’air repenti adepte du calembour qui tache, et l’inspecteur Croûton, gaffeur assermenté, la triplette gagnante conquiert immédiatement les jeunes lecteurs et se voit bientôt rejointe par l’indispensable touche féminine, Queue de cerise, dans le rôle de l’intrépide secrétaire qui n’a pas froid aux miches. Malgré son humour débridé, ces deux albums seront frappés d’interdiction en France pour cause d’outrage à la police. La manière dont l’inspecteur Croûton est ridiculisé n’eut pas l’heur de plaire aux tatillonnes forces de l’ordre. Avec La Voiture immergée (1958-1959), troisième récit chronologique, Tillieux renoue avec l’atmosphère de crime et de mystère chère à Félix. Une voiture s’avance de nuit, sur le passage du Gois à Noirmoutier que la marée menace de recouvrir d’un instant à l’autre. Le crime parfait ? Maurice Tillieux, auteur de polar (on lui connaît un seul roman policier écrit pendant la guerre et publié dans la collection « Le Sphinx » des éditions Maréchal : Le Navire qui tue ses capitaines) sait faire monter la pression. L’ambiance créée par les décors témoignent de son inclinaison profonde pour le naturalisme du genre. Les Cargos du crépuscule (1960) marque un nouveau pas. Le rythme ne faiblit jamais. Le découpage est exemplaire et plusieurs séquences sont justement restées célèbres. Le dessin semi-réaliste, à l’équilibre délicat entre Hergé et Franquin, avec des restes de Milton Caniff, hérite à la fois de la Ligne-Claire et de l’humour gros nez style Marcinelle.

Avec Gil Jourdan, Tillieux signe un véritable chef-d’œuvre d’humour et d’action au charme inoubliable qui a envoûté plusieurs générations de lecteurs.