Marjane Satrapi était attendue au tournant sur le terrain de la bande dessinée. Après Persépolis, première oeuvre au succès fulgurant, et Broderie, second album curieusement passé inaperçu en dépit d’une homogénéité mieux maîtrisée, Poulet aux prunes est le recueil qui devait entériner ou destituer la nouvelle star de la bande dessinée underground comme artiste de premier plan. Reposant sur une esthétique désormais identifiable au premier coup d’oeil, l’ouvrage réemploie les ingrédients des précédents livres mais affiche une mise en scène étonnamment plus élaborée, viscérale et interactive. Visite des cuisines de ce chef qui peaufine son art.

L’élément de base est comme à l’accoutumé la vie privée de l’arbre généalogique Satrapi, en l’occurrence celle du grand oncle Nasser Ali Khan, et du récit de son agonie. Son instrument de musique sacré est brisé et les substituts de fortunes n’épanchent plus ses aspirations. Il choisit donc la mort, et Marjane s’attache à mettre en image les huit derniers jours de cette légende familiale. Un à un, augurant le pire ou le meilleur, naviguant entre une réalité amère et le conte de fée de tradition persane, les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Seule la lente dégradation de l’âme et du corps se poursuit sans surprendre.

Mais face à Persépolis et sa lecture linéaire un peu fade, Poulet aux prunes développe une trame narrative accidentée, tend des pièges à son lecteur et le prend dans la toile de ses contradictions. Le dessin bifurque, s’épurant des compositions intellectualisantes au profit d’une diffusion de l’émotion plus instinctive. Un virage qu’elle engage parfaitement -en dépit d’un dessin dont la sécheresse technique ne prête guère à ce type de catharsis- grâce à l’emploi de références graphiques fortes, qu’elles soient empruntées au cinéma de Pedro Almodovar ou aux affiches communistes russes et chinoises. Démarche que l’on retrouve d’ailleurs de plus en plus dans ses commandes d’illustration (voir par exemple la couverture d’un récent numéro de Télérama, inspirée d’une affiche de Bob Dylan par Glaser).

Au final, le livre manque un peu de souffle mais s’inscrit dans une volonté artistique ferme et continue. Noyée dans la notoriété, Satrapi travaille au corps un mode d’expression personnel et politique. Mais surtout, elle exprime un univers multiculturel qui lui est propre, écartelé entre la Perse et l’occident, et s’ouvre progressivement à la communication et à la connivence avec le lecteur. Récit de vie tout autant que peinture historique et sociale, l’apparente simplicité de Poulet aux prunes le condamne à première vue à un succès bien moindre que l’écrasant Persépolis tout en étant un témoignage à la beauté plus discrète.