La collection Knock-Out ! du Frémok est issue d’un partenariat entre la maison d’édition bruxelloise et La « S » Grand Atelier, un centre d’art basé à La Hesse, en Belgique, qui permet à des artistes mentalement déficients de réaliser leurs travaux et de les diffuser au public. Produit de cette double structure, L’Ingénieux Don Quichotte est la troisième publication de Rémy Pierlot, après une participation à l’album collectif Match de catch à Vielsam et le beau Nos terres sombres, en collaboration avec Paz Boïra. Face à une telle œuvre, qui se présente en quelque sorte comme de l’art brut, toute condescendance se trouve d’emblée dépassée, tant la richesse et la beauté des images se trouvent soutenues par la profondeur de l’interrogation sur leurs rapports à la réalité, et sur le pouvoir de l’imagination. Ce qui frappe tout de suite, c’est la pureté de la vision de Rémy Pierlot. On y descelle une véritable démarche surréaliste : comme chez Breton, il s’agit de disqualifier la réalité comme unique source du sens et de la nécessité de l’existence, tant il est vrai que la prise en compte de l’imaginaire paraît plus authentique. Imaginer, c’est se donner, pour reprendre une formule du premier Manifeste du surréalisme, « la perspective de plusieurs vies menées à la fois ». Dès que l’on s’aperçoit que l’on peut, par l’imagination, se déplacer dans une pluralité de représentations et de significations bien plus larges que les soucis triviaux de l’existence, non seulement la quotidienneté nous paraît minuscule, mais la nécessité se fait jour de rendre à la pensée l’envergure et la profondeur qui lui reviennent. Comment ne pas se faire une obligation de parcourir l’immensité de la partie immergée de l’iceberg, dès lors qu’on l’a aperçue, qu’on la sait présente ? Mais l’ambition de Rémy Pierlot n’est pas de se déplacer entièrement hors de la réalité pour représenter de pures abstractions à la manière d’un Miró. Ce qui l’intéresse, c’est bien plutôt d’envisager la réalité depuis le point de vue de l’imaginaire, c’est-à-dire le point où vision réelle et imaginaire se séparent mais où l’imaginaire peut encore faire retour sur la réalité. C’est une belle idée, peut-être plus proche dans son principe des œuvres Dada que du surréalisme – Dada qui s’échinait à mettre la réalité en vitrine pour en marquer l’éloignement sans se perdre dans des visions purement fantasmagoriques. L’Ingénieux Don Quichotte présente ainsi une multiplicité de scènes banales qui paraissent vues de loin, depuis un lieu qui, avec elles, ne partage rien. Le plus étrange, ce ne sont pas les pérégrinations imaginaires de Don Quichotte et de Sancho Panza, ce n’est pas leur perte de contact avec ce que nous nommons communément la réalité,  mais plutôt ces personnages aux existences banales, croisés dans la rue, attablés à des terrasses de café, réunis au cinéma ou dans les transports en commun. On lit dans un texte de présentation de l’auteur sur le site du Frémok que Pierlot a fait tout un travail de critique et de mise hors jeu de ses tics de dessin les plus balisés pour parvenir à un tel renversement de perspective, pour atteindre une telle épuration du regard. Et partout, dans L’Ingénieux Don Quichotte, on sent qu’il a fait ce cheminement, déjà exigé par les surréalistes, hors des perspectives communes, hors des exigences sociales les plus plates, pour élargir le champ de sa vision jusqu’aux limites de l’imaginaire. Pierlot retrouve ainsi une spontanéité de la ligne qui confère à ses gravures, retouchées au crayon à papier, des ressemblances avec les dessins de Cocteau, de Picasso ou même de Schiele lorsqu’il s’agit de représenter des mains – avec ces artistes parvenus à une vision brute des choses. Pour autant l’auteur n’en arrive pas aux mêmes conclusions que les Surréalistes, loin s’en faut. Sa démarche est bien plus prudente que celle de Breton : ici, l’éloignement par rapport à la vision réelle ne signifie pas la suprématie absolue de l’imaginaire, d’une surréalité qui viendrait y suppléer. L’imagination n’est pas la révélation, en nous, de tous les possibles : elle est limitée à la mesure de références culturelles reçues de l’extérieur, qu’elle ne cesse de travailler et de transformer. L’Ingénieux Don Quichotte se présente donc comme une variation sur la figure du chevalier excentrique de Cervantès, à partir de la vision de La Jetée de Marker, de Vertigo, du Mépris et, en toute logique, du Don Quichotte inachevé d’Orson Welles. Ces références avouées, affichées, montrent bien que l’imaginaire n’est pas la donation de tous les possibles, que son idéalité ne doit pas être exagérée jusqu’à en faire une vérité dépassant la vie qui nous entoure. L’imaginaire permet certes des variations, mais en aucun cas une illumination. Breton pensait qu’il pouvait se hausser au-dessus de la réalité en faisant exploser les références réelles dans des associations incongrues, du type « Le café prêche pour son saint l’artisan quotidien de votre beauté ». Pierlot semble lui revenu de cette illusion : chez lui, les images ne font que rassembler des éléments culturels disséminés, qui existent de manière fragmentaire avant l’œuvre elle-même. C’était déjà la folie du Don Quichotte de Cervantès : se rassembler autour de ses lectures, autour des figures fantasmatiques de ses romans de chevalerie plutôt qu’à partir d’expériences concrètes originales. C’est surtout le principe de sortie du réel de la littérature selon le concept d’intertextualité : la littérature ne serait que le rassemblement d’éléments littéraires, toujours partiels, qui existent déjà. C’est bien en ce lieu, hors de la réalité, mais l’interrogeant sans cesse, que ce tient Rémy Pierlot : celui d’un imaginaire qui ne peut se satisfaire de la réalité tout en craignant toujours de se retrouver éparpillé. Là se trouve aussi l’étrange beauté de son dessin qui, par ses jeux de transparence, retient ce pouvoir de l’imaginaire en même temps qu’il en marque les limites, celles de l’éloignement et de la dissémination. La présentation du livre elle-même se fait le symbole de cette ambivalence : chacun des neufs cahiers qui le composent en rassemble un morceau, mais l’histoire reste dispersée dans cette pluralité de fascicules, sans ordre ni raison. Ce mouvement continu et antagoniste entre dispersion et rassemblement est une très belle idée, à la fois pleine d’espoir et de mélancolie : espoir de pouvoir, par l’image, retenir l’imaginaire ; mélancolie de le voir néanmoins s’échapper. On est près d’une littérature invocatoire, et notamment de Blanchot. Il est dommage que les enjeux n’en soient pas incarnés plus explicitement au cours de l’ouvrage car, malgré sa beauté et sa profondeur, son refus de la narration risque toujours de perdre le lecteur.