La carrière du duo formé par Florent Ruppert et Jérôme Mulot prend ces temps-ci un tournant intéressant : révélé par l’Association avec plusieurs livres (en particulier Panier de singes) où se mêlaient humour noir et expérimentation narrative, le binôme a brillamment amorcé avec La Grande Odalisque (réalisé avec Bastien Vivès) un virage vers des récits plus classiques sur le plan formel, et aussi peut-être plus fédérateurs sur le fond, susceptibles de toucher un plus large public (La Grande Odalisque était un hommage à Cat’s Eyes, et il est ici de prime abord question de sexualité). Cela ne les empêche pas de retourner parallèlement à leurs premières amours, comme en témoigne notamment la publication l’année dernière d’Un cadeau, ingénieux livre-objet à découper soi-même.

On retrouve dans La Technique du périnée un style que Ruppert et Mulot affirmaient déjà avec une remarquable maturité dès leurs premiers livres, style caractérisé par des dialogues extrêmement vivants, teintés d’une irrésistible vulgarité, un art de la narration basé sur la rupture – de ton et de rythme – et un talent pour intégrer au récit des images totalement incongrues. Le tout donne au lecteur un sentiment d’étrangeté, comme si les histoires se déroulaient dans un univers parallèle, semblable par bien des aspects au nôtre, mais où personne ne semble s’étonner de situations ou de comportements aberrants. Contrairement à leurs récits les plus « expérimentaux », où ces éléments de style n’ont pas besoin d’être justifiés, l’étrangeté est ici autorisée par le fait que les principaux protagonistes sont tous des artistes, ce qui justifie des attitudes hors-norme. Elle passe également par le fait que les auteurs superposent par intermittence à la réalité les images mentales de leurs personnages, notamment leurs fantasmes sexuels. Celui qui ouvre le récit est d’ailleurs la meilleure trouvaille graphique du livre, et justifie presque à elle seule la lecture.

Qu’on ne s’y trompe pas cependant, le vrai sujet de La Technique du périnée, contrairement à ce que laisse croire son titre, c’est l’amour. Un amour qui naît certes via un site de rencontres en ligne (pour la modernité) et s’épanouit lors d’une soirée échangiste (pour l’aspect sulfureux), mais c’est bien des jeux de séduction et de l’éclosion du sentiment amoureux qu’il s’agit ici. Et c’est d’ailleurs la principale limite d’un récit pourtant brillant à tous points de vue. Non pas que l’on reproche aux auteurs d’avoir voulu raconter une histoire d’amour – bien au contraire –, mais celle-ci n’est pas très réussie. On a en effet bien de la peine à s’intéresser à des personnages plutôt antipathiques, surtout que ceux-ci sont à peine ébauchés, à l’image de leurs visages. Pourquoi le personnage principal est-il séduit par sa partenaire, si ce n’est parce qu’elle lui résiste? Cela restera un mystère. On salue néanmoins la volonté des auteurs de s’affranchir du cynisme quelque peu potache qui caractérisait leur travail jusque-là, pour aller vers une forme de sincérité et, de fait, de maturité artistique, qui annonce des livres passionnants si tous deux ont le courage de persévérer sur la difficile voie des sentiments.