Ce livre est souvent présenté comme rien moins que la pierre fondatrice de la bande dessinée populaire japonaise : paru en 1947, ce récit inaugurait à la fois un style graphique – inspiré par les dessins animés américains –, un style narratif – dérivé de la grammaire du cinéma – et un format plus long qu’à l’accoutumée – ici près de 200 pages –, le tout allant rapidement faire école jusqu’à engendrer le mastodonte éditorial que l’on connaît aujourd’hui. Dans sa passionnante postface, Xavier Hébert nuance néanmoins quelque peu cette idée : la version que l’on peut lire aujourd’hui est celle que Tezuka a entièrement redessinée en 1984, l’originale ayant d’après lui  été amputée d’un grand nombre de cases par son co-scénariste de l’époque. De fait, la version de 1947 était nettement plus sage sur le plan de l’innovation narrative, et la version non-expurgée ayant disparu, il reste impossible de savoir si celle que l’on peut lire aujourd’hui lui est fidèle, ou s’il s’agit de la part de Tezuka d’une forme de révisionnisme.

Peu importe : même plus ou moins amputée, la version publiée en 1947 tranchait visiblement déjà avec l’ensemble de la production de l’époque, et pas seulement au Japon, car le génie de Tezuka, même si cela paraît bien peu spectaculaire aujourd’hui, est d’avoir intégré à la bande dessinée la variation d’échelle des points de vue, contrairement à l’immense majorité des récits de l’époque, où les personnages étaient constamment présentés en pied (ou au moins à une échelle relativement constante). Ici au contraire, les gros plans alternent avec des plans moyens, des vues générales, des « zooms » parfois progressifs sur certains détails, etc. Même si cette narration n’est pas exempte de maladresse, il en résulte un effet de modernité et une lisibilité qui permettent aujourd’hui encore une lecture extrêmement fluide et plaisante. Intéressant également de constater que le mode de narration choisi est la page composée de 4 cases verticales, correspondant au « strip » japonais tel que Tezuka l’a pratiqué en tout début de carrière, certaines pages formant même des mini-gags autonomes tout en restant harmonieusement intégrés à une narration plus globale. Reste le fond du récit, un mash-up naïf de L’Île au trésor, de Robinson Crusoe et de Tarzan à l’humour balourd – ce sera toujours là le défaut cardinal de Tezuka –, qui pour le coup a considérablement vieilli, même s’il peut encore vraisemblablement contenter certains très jeunes lecteurs. Cette naïveté est néanmoins contrebalancée par un épilogue quelque peu désenchanté – lui aussi absent de la version de 1947 – et passablement étrange, qui fait écho à la profonde bizarrerie de certains récits de ce grand conteur populaire.

Cette édition est l’œuvre d’une jeune maison spécialisée dans la bande dessinée patrimoniale japonaise (on trouve également à leur catalogue Judo boy et Kamen Rider). Le domaine, on le sait, a été laissé en friche par les majors de l’édition francophone de manga suite à de nombreuses déconvenues : on se souvient par exemple que l’éditeur français de Cyborg 009 avait révélé que les lecteurs de la série n’étaient – tels des spartiates – qu’au nombre de 300 ! La forme adoptée ici est un bon compromis, puisqu’elle tente de réconcilier une approche érudite (l’ajout de textes précisant le contexte de parution de l’œuvre) et un ciblage jeunesse (en conservant dans l’ensemble les caractéristiques techniques du tout-venant en matière de manga). En dépit d’une maquette que l’on aurait pu souhaiter un peu plus élégante.