Au moment où les médias de tout poil se précipitaient à Sarajevo, Gorazde la plouc, enclave musulmane en plein territoire serbe, subissait un calvaire sans fin. C’est là que Sacco s’est rendu à quatre reprises entre 1995 et 1996, y absorbant littéralement témoignages, mots, regards, et cette inépuisable énergie qui se dégageait de ces habitants livrés à eux-mêmes. Le chaos vital et graphique de Soba, première incursion en ex-Yougoslavie, a fait place à une économie du récit et à un tempo maîtrisés ; l’oeuvre gagne ainsi en puissance didactique (ce n’est pas un gros mot) ce qu’elle perd en énergie originelle. Ce qui ne saurait cependant empêcher l’explosion ponctuelle du cadre narratif, lors de fêtes improvisées ou des apparitions de Rikki, le soldat mélomane amateur de rock ricain.

Alternant les développements historiques, afin d’éclairer quelque peu une situation éminemment complexe, l’écriture graphique de Sacco est d’une efficacité redoutable ; et le danger étant bien évidemment de considérer ces témoignages rapportés (voir notamment La Première attaque et les récits insoutenables de Rumsa, Ibro, Izet, bosniaques moyens, confrontés brutalement aux dangers de la guerre) comme un reportage visuel direct. Ecueil que Sacco contourne habilement, en projetant les événements non vécus sur un fond noir, aussi noir que ces moments indicibles qui semblent s’échapper de toute réalité. Pas de sensationnalisme non plus, ni de commisération. Comment ne pas s’émouvoir devant l’extrême pudeur de Rikki qui fait éclater magistralement un Proud Mary ou un Helter Skelter pour cacher l’immense souffrance accumulée ? Devant le sourire désarmant des Silly Girls, ces filles frondeuses auxquelles Sacco est obligé de mentir, lorsqu’elles demandent si les USA « savent pour Gorazde » ? La guerre est ici traitée dans sa quotidienneté parce qu’elle s’était déclenchée tranquillement, sans bruit, dans le silence d’un téléphone coupé, d’une journée de travail achevée, d’un départ de Serbes dans la nuit. Un silence qui précède le bruit et la fureur, expérience que Sacco n’a pas vécu lui-même (hormis la traversée, avec les convois de l’ONU, de la « route bleue » reliant Sarajevo à l’enclave bosniaque et les interminables négociations avec les Serbes pour acheminer vivres et produits de première nécessité). Les Serbes sont entrevus sans être pour autant l’objet de fantasmes inconsidérés : les ennemis d’aujourd’hui sont les amis d’hier. Et parce qu’une guerre ne se restitue que par le récit de ceux qui la vivent, Sacco se fait le passeur de ces paroles, de ces miettes d’existence.
Le style comics de l’œuvre fait mouche une nouvelle fois, mais rappelons que le bonhomme est passé par l’école rigoureuse de Fantagraphics Books, éditeur culte de l’Underground américain : découpage surprenant mais cohérent, multicadre et incrustation qui élargissent le rapport texte/image, traitement subtil de la temporalité, s’appuyant sur une progression infime ou une suspension du temps et qui n’est pas sans rapport avec celui des Japonais. Gorazde est une oeuvre protéiforme, d’une richesse esthétique insoupçonnée et d’une utilité salvatrice. Et même si Sacco a quelques difficultés à représenter les enfants (qui ressemblent pour le coup à des personnages de mangas), leur présence souvent furtive allège le récit, à l’image de Mela, danseur survolté qui régale l’auteur de son anglais rudimentaire (« Tchetnik c’est enculé ! »). Joe Sacco n’a pas oublié, comme le disait Godard, que dans Yougoslavie, il y a gosses et il y a vie.