Dès les premiers volumes, Blueberry quittait consciemment les plaines de l’académie et s’engageait sur les rails de ce que Hervé Bazin appelle le sur-western, « western qui aurait honte de n’être que lui-même et chercherait à justifier son existence par un intérêt supplémentaire ». A l’époque, Charlier ne travaillait pas tant sur une manière spectaculaire de narrer les événements historiques auxquels son héros prenait part (le vieil auteur sait que les amateurs de western l’ont vu cent fois au cinéma et en mieux) qu’à convaincre le lecteur que ce trompette jusqu’alors inconnu existait vraiment et qu’il était l’acteur oublié de l’Ouest cinématographique. Refusant d’embrasser totalement la mythologie américaine, le scénariste saisissait là une opportunité de se réapproprier un genre dont la France fut presque la seule écartée. Si le western spaghetti apportait l’esthétique de la brutalité, Blueberry se permettrait de rétablir la vérité historique du cinéma américain, et les enfants se devaient d’y croire. Coincé dans le carcan de l’académie, ce sursaut d’audace ne sera néanmoins jamais suffisamment radical pour transformer la série en phénomène.

Il faudra donc attendre la prise de conscience d’une nouvelle esthétique naissant dans le crépuscule des années 60, celle du désert désenchanté de Leone, pour voir l’envolée plastique du jeune Jean Giraud anéantir dans une seconde époque le manichéisme des espaces et de la figure héroïque qui habitaient jusqu’alors la bande dessinée. Le célèbre diptyque de La Mine de l’Allemand perdu mythifiera la série en posant sur nos Far-west de papier trop propres les couches d’ombre, de poils et de poussières nécessaires à toute crédibilité. Faute de rénover le western, Blueberry serait alors à la bande dessinée ce que L’Homme de l’ouest d’Antony Mann fut au cinéma américain : à la fois l’hommage et la réécriture, le classique et le moderne.

Mais lorsque le nouveau cycle Mister Blueberry s’amorce en 1995, le western vient d’être ébranlée l’année précédente par le Impitoyable de Clint Eastwood. Pour « le genre le plus cinématographique du cinéma » selon Godard, l’heure n’est plus au héros, mais à la relecture et au désenchantement. Encore une fois incapable de devancer le 7e art, le cowboy de papier l’épousera au moins avec brio. Un journaliste arrive de la ville pour canoniser un cow-boy semi-retraité, ce dernier contredit l’Histoire en dépeignant les soi-disant héros de guerre comme d’ignobles barbares que l’abus d’alcool rend temporairement téméraires… bref, les similitudes scénaristiques entres le film de Eastwood et le nouveau Blueberry sont nombreuses. Plus encore, c’est la finalité artistique de Impitoyable qui motive le décalque en bande dessinée. Si grâce à la réécriture le réalisateur a détruit l’icône du héros mythique qu’il a incarné, Giraud a trouvé dans le procédé un moyen de se réapproprier cette « jeunesse » qui lui a été dérobée. Ainsi dans Dust, lorsque sont données à voir les primes années du trompette, elles ne ressemblent en rien aux aventures dessinées par Wilson, où Blueb’ en cow-boy trop boy-scout joue à la guerre mais ne la vit pas.

Une dernière révélation surgit de ce dernier cycle, et classe définitivement la série dans cette catégorie supérieure des sur-westerns de Bazin. A demi-mort, Blueberry fascine plus que jamais par cette volonté eastwoodienne de lier le destin d’un auteur à celui de son icône. Comment en effet ne pas voir avec émotion que Blueb’ et Gir. en sont au même point de leur vie. L’ancien lieutenant, vieux et ralenti, rate sa cible, peine à se sortir de l’embarras. Giraud multiplie les désinvoltures graphiques (tête et corps mal ajustés, anatomie maladroite, ligne d’horizon tracée), rate parfois la mise en couleurs (le précédent album et la découverte que le rendu papier est plus sombre que l’image à l’écran), et ne cesse de crier dans la presse ses difficultés à faire aboutir le récit. Le flingue de l’un se mesure à la plume de l’autre -dans une certaine mesure interprétative, poétique et amoureuse qui n’appartient qu’au lecteur. De ce sublime aujourd’hui légèrement laborieux s’évapore un vrai sentiment héroïque. Il y avait Gir. le dessinateur du mouvement prisonnier de l’académie, Moebius, le dessinateur de l’immobile en constant renouvellement ; il y aujourd’hui Mister Blueberry, la parabole d’un homme affaibli en passe de canonisation (une expo à succès), dont on évoque trop souvent la gloire au passé, mais qui ne renonce pas pour autant à marquer une dernière fois les mémoires. Entre l’Histoire, le cinéma et le lieutenant trompette, la boucle semble bouclée.