Un gay blondinet, aux faux airs angéliques d’Hervé Guibert, des travelos blacks, un joli couple de mamies noires lesbiennes… Non, malgré les apparences, vous n’êtes pas au Palace de Fabrice Emaer et de Jenny Bel’Air mais bien dans les années 60, à Clayfield, ville imaginaire d’un Etat du sud des Etats-Unis qui ressemble beaucoup à l’Alabama. Cet Etat ultra-réactionnaire, dont Neil Young désespérait dans sa chanson éponyme qu’il évoluât un jour, est le théâtre d’une œuvre étonnante, qui pourrait bien être la bande dessinée de l’année. Issu de l’underground comics et militant homo, son auteur, Howard Cruse, est parfaitement inconnu en France mais le titre original de son oeuvre, Stuck Rubber Baby (un peu platement rendu par ce Monde de différence, malgré la traduction toujours appréciable de J-P Jennequin), qui donnerait quelque chose comme « le chéri à la capote collée », est autrement plus évocateur. Alors qu’une (petite) partie de Clayfield se mobilise pour les droits civiques et contre la ségrégation raciale, Toland Polk, jeune Wasp aux idées progressistes, se retrouve entraîné dans un maelström où se confondent engagement politique, identité sexuelle et méandres amoureux. Ce parcours initiatique vers la révélation de son homosexualité, qui passe tout de même par une relation avec une Joan Bez en herbe, relation d’où naîtra un enfant, l’entraîne sur un chemin peuplé de figures interlopes, rebuts d’une Amérique en proie au doute : homos, militants noirs, anarchistes, beatniks, ivrognes et poètes, bref un lot « d’invertis dégénérés » comme le souligne Orley, le beau-frère de Toland, paradigme de l’Américain bas de plafond.

Ce récit extrêmement dense et bavard, où le texte affiche une hégémonie manifeste, est à l’image de son protagoniste : en proie au doute et à la confusion avant d’aboutir à une certaine vérité. Les incrustations, procédé graphique privilégié de l’auteur, font coexister dans un découpage complexe plusieurs temps du récit (enfance de Toland, récit premier, temps présent de la narration où l’on retrouve ce même Toland en gay serein, barbu et pantouflard), ce qui entraîne de prime abord une vague impression de maladresse qui participe du charme indicible d’Un Monde de différence. Cette œuvre de longue haleine (quatre ans de travail tout de même) pourrait également souffrir d’un graphisme uniforme et grossier, où les hommes ressemblent à des Big Jim et les femmes à des égéries de Crumb, la croupe en moins, le faciès porcin en plus. Mais à mesure que les sentiments de Toland se font moins chaotiques, il apparaît que le récit gagne en maîtrise et en maturité, témoin cette impeccable gradation qui débouche sur le drame qui marquera Toland à jamais. Ce Sud dans les sixties, magnifié par Jay Mc Inerney dans Le Dernier des Savage, offre ici le spectacle d’une humanité qui se cherche et capable du pire, même si le récit n’est pas exempt de pieds de nez en forme d’espoir (voir l’étonnante transformation d’Orley en freak allumé). Il est des œuvres dont le côté brinquebalant et mal foutu constitue une force terriblement efficace, parce qu’elles se doublent d’une honnêteté salvatrice : Un Monde différence est de celles-là. Il serait dommage de s’en priver.