Ça réédite comme des lapins chez Glénat en ce moment, à l’occasion de leur trentième anniversaire… Tant mieux… Quoi de plus délicieux en effet que de jouer les Frédéric Mitterrand de la critique bédé, et de se pencher sur quelques joyaux injustement passés à la trappe de nos inconscients gavés d’une pléthore de nouveautés.
Ce Baron Noir, par exemple, on l’avait quelque peu oublié, et pour cause, il sévissait à l’époque de nos dernières totottes, fustigeant subtilement les années Giscard. Première surprise : la satire est toujours valable, c’est finalement assez déprimant. Le rapace kidnappeur de moutons, avec sa vilaine tête pompidolienne, chantre irresponsable et démago d’un ultralibéralisme animal, n’est pas vraiment démodé -aujourd’hui il serait madeliniste-, et les divers caractères anthropomorphiques qui traversent le désert tenant lieu de décor, sont toujours d’actualité : les pauvres moutons-syndicalistes, la tortue et l’éléphant intellectuels peu actifs, ou les rhino-flics brutes épaisses évoquent toujours les nombreuses personnalités médiatiques qui font la queue devant LCI.
Mais ce qui frappe surtout, c’est que Le Baron Noir est finalement un des rares exemples de comic-strip frenchy réussi, ce qui peut paraître fort louable quand on ne peut que constater l’ultime maîtrise du genre outre-Atlantique. Tout y est : variations sur des situations récurrentes (ici : le Baron Noir kidnappe un mouton / le Baron Noir en profite pour sortir une vanne pince-sans-rire), décor simple et stylisé (les étendues désertiques tellement répandues dans les comics made in USA, des terrains vagues de Krazy Kat aux contrées préhistoriques de BC), un brin de poésie, et un dessin vite torché. C’est sans doute le métissage le plus abouti entre le comic-strip et le dessin de presse satirico-politique… Sans parler des influences nonsensiques de la BD francophone des seventies, de F’murr à Mandryka.
Métaphore politique universelle, Le Baron Noir évite tout manichéisme : le rapace, malgré une propension certaine à décimer le troupeau de moutons sans aucune mesure, est la seule créature du désert qui agit. Les ovins syndicalisés sont incapables de se regrouper pour se défendre, les intellectuels (l’éléphant et la tortue) s’offusquent et se donnent bonne conscience mais ne font rien, si ce n’est refuser le monde qui les entoure et les rhino-poulets ferment les yeux sur le grand banditisme. Soit : l’oppresseur est actif, les opprimés passifs. Tellement vrai, comme dirait l’autre…