On peut penser ce qu’on veut de Joann Sfar en tant qu’auteur ces derniers temps, mais comme éditeur, respect. En deux livraisons, la collection Bayou de Gallimard s’est affirmée comme une proposition éditoriale convaincante, non pas grâce à sa forme standardisée – un album cartonné couleurs à pagination fixe – mais aux choix artistiques opérés. Par téméraire non plus, Sfar convoque principalement des auteurs ayant réalisé quelques livres ailleurs -Morgan Navarro continue Flipper le flippé chez les Requins marteaux, Gipi a connu sa première publication en français avec les Innocents (Vertige Graphic) avant d’obtenir le prix du meilleur album à Angoulême avec Notes pour une histoire de guerre (Actes Sud)-, mais a le bon goût de miser en majorité sur des trentenaires peu connus plutôt que sur ses copains mieux établis, sur des styles originaux plutôt que des suiveurs. Seul point faible : à qui s’adresse cette collection ? Bayou est intégré au catalogue jeunesse de l’éditeur de la rue Sébastien Bottin, et les ouvrages placent systématiquement au premier plan des héros enfants ou adolescents, sous la forme du conte (Orage et désespoir de Lucie Durbiano) ou de la chronique (Aya de Yopougon par Abouet et Oubrerie). Mais il semble pourtant peu probable qu’ils puissent dans l’ensemble attirer les moins de 20 ans (à l’exception de La Forêt de l’oubli par Nadja) : la volonté utopique de Sfar de publier des livres « pour tous » -c’est là en effet le privilège des plus grands : Mc Kay, Hergé, Tezuka ou Shultz- produit au final des ouvrages qui revisitent l’univers de l’enfance plutôt qu’ils ne l’explorent, interpellant probablement davantage les jeunes adultes que les vrais djeunz, trop occupés à dévorer Naruto et Fruits basket(1).

Le livre de Florence Dupré la Tour est symptomatique de cette tension irréconciliable entre imaginaire enfantin et regard d’adulte. Empruntant le décor et les figures des légendes arthuriennes, Capucin lorgne vers les épisodes les plus sombres de la série Donjon (créée par Sfar et Trondheim) dans le mélange d’humour potache et de cruauté, et, pour reprendre une formule tristement célèbre, on tue à chaque page. Le Capucin en question, fils d’un Chevalier de la Table ronde déchu, se présente en effet comme un cas particulièrement atypique d’anti-héros enfant: fils à papa, assassin juvénile puis petit soldat, il finira par tourner le dos à l’Humanité, et il est bien malaisé d’anticiper sur ce que lui réserve le prochain volume. Cet imprévisibilité rappelle Ki-Itchi de Hideki Arai -où le héros est lui aussi forcé de faire face à la dureté du monde dès le plus jeune âge- et témoigne de l’ambition louable de donner vie à des personnages enfantins complexes et évolutifs, non figés dans une candeur de bon aloi. Le problème, c’est qu’à trop vouloir dynamiter les canons de la littérature jeunesse, Dupré la Tour produit un récit certes audacieux mais inaccessible aux enfants -contrairement à Chlorophylle de Macherot ou L’Ecole emportée de Umezu par exemple-, écartelé entre des aspirations contradictoires: pourquoi repousser l’amputation du père de Capucin hors-cadre au début du livre, alors qu’un gamin se fera longuement torturer à mort quelques pages plus loin? Une incohérence imputable à l’immaturité de l’auteur, dont c’est le second livre(2) mais dont la forte personnalité graphique -quelque part entre F’murr et Vaughn Bodé- séduit instantanément.