Il est rare que la bande dessinée offre des histoires aussi fortes et maîtrisées que celle du Temps des bombes. Au-delà de l’originalité de l’intrigue, ce sont l’épaisseur et la complexité des personnages qui frappent ici, dans un genre qui a plutôt tendance à verser dans le stéréotype. De vieilles blessures d’enfance qui déterminent les destins, de l’humour, de l’amour, des tragédies, des déchirures, une évocation du paysage politique et des mouvements anarchistes de la fin du XIXe siècle, c’est un véritable roman.

Augustin est un enfant faible, renfermé, tyrannisé par son père, riche propriétaire terrien et industriel. Il le tue et trouve refuge à Paris, où il se fait des amis tandis que son caractère s’affirme. Avec eux, il va fonder un journal, puis commettre de sanglants attentats. Son destin le rattrape : le père tant haï n’est pas mort, et lui pardonne. Puis c’est le retour à la demeure familiale, et la création d’une communauté libertaire. Du rêve à la réalité, de la lutte clandestine à la réalisation de l’utopie égalitaire, le chemin est douloureux et révélateur. On n’échappe pas à ses différences et à la force de l’instinct, la nature humaine n’est pas si belle. Le père à présent disparu n’était peut-être pas si mauvais, rien n’est moins simple que l’amour libre, les professions de foi idéalistes dissimulent parfois plus d’envie que de générosité, et il est moins facile d’élever des lapins et de cultiver la terre que de poser des bombes. Augustin, que l’on soupçonne de l’avoir toujours su, en fera l’amère expérience. La belle aventure aura surtout brisé des destins. Celui de Lucas, le fort des halles, d’Aimé, le tueur de policiers, qui finira guillotiné, de Louis, cordonnier généreux et naïf qui poignardera sa femme et son amant, des parents d’Augustin… Bourgeois et ouvriers, tous sont empêtrés dans leurs principes.

D’abord paru en trois albums couleur, cette nouvelle version, en noir et blanc et en un seul tome, permet de mieux restituer la densité romanesque de l’ensemble. La qualité de la mise en scène, le sens du détail, impressionnent. Une œuvre ciselée qui confirme le talent de Moynot, tant dans sa recherche graphique précise et variée que dans le soin qu’il porte à construire une œuvre littéraire à part entière.