Peu connue de ce côté-ci de l’Atlantique, Debbie Drechsler est une illustratrice de presse plutôt hype -elle travaille notamment pour Hotwired– et, bien sûr, un auteur de BD navigant dans les hautes sphères de l’underground made in USA. Au premier regard, on la rapprocherait volontiers de sa consœur nord-américaine, Julie Doucet : graphisme très proche et une propension pour le genre journal intime dessiné. Mais alors que Doucet mêle joyeusement aspects autobiographiques et fantasmes sexuels les plus délurés, Drechsler, elle, nous plonge dans la réalité la plus noire et la plus glauque, tellement banale qu’elle en devient insupportable. Car le thème central de Daddy’s girl, c’est l’inceste ; l’histoire celle d’une petite fille, puis d’une adolescente qui voit sa vie transformée en cauchemar par un père abusif. Pas de fausse pudeur, ni d’allégories fumeuses, les scènes de viol sont ici montrées crûment, dans toute leur horreur. En dehors de ces brutales bouffées de violence, Daddy’s girl est une suite de petites nouvelles, une chronique amère, un peu à la manière de Jessica Abel ou Daniel Clowes, mais nettement plus désespérée. Pour Lily, l’adolescente en question, coincée entre une mère indifférente et des sœurs aveugles, il n’y a aucune échappatoire… Et si l’histoire se conclut sur une note relativement optimiste, on sait pertinemment que le traumatisme perdurera.
Ce parti-pris hyper-réaliste jusqu’au malaise est par ailleurs admirablement servi par un dessin noir et tranchant, auquel viennent s’ajouter, sur quelques planches, quelques touches de couleurs, bichro ou quadrichromiques. Et par une étude au scalpel, quasi entomologiste, du microcosme social qu’est le lycée américain, avec ses castes, ses lois et cette volonté particulière de s’insérer coûte que coûte. On s’étonnera juste que viennent s’immiscer dans cette chronique impressionniste deux nouvelles mettant en scène une autre adolescente, Fran, boulotte-boulimique maniaco-dépressive, qui se fait violer par un dealer de shit. Certes, ça n’est sûrement pas très marrant pour elle, mais cet écart casse le rythme nonchalant de Daddy’s girl et semble particulièrement dérisoire et déplacé au vu du chemin de croix -en vrac, tentatives timides de suicide, dégoût du mâle, avortement et culpabilité- entamé par Lil, de l’enfance au passage à l’âge adulte. Heureusement, ce léger reproche ne saurait en aucun cas gâcher le plaisir de la découverte d’une œuvre cohérente et très personnelle, radicale sans être militante, d’un auteur plus que prometteur.