Dans le quatrième tome de ce qui constitue désormais une série de référence, David B. poursuit une entreprise de remémoration qui se situe toujours aux limites du rêve. Le frère aîné du narrateur-auteur est épileptique (littéralement qui tombe du haut mal en grec), et cette maladie constitue l’élément à la fois centrifuge et centripète de l’œuvre : tout part de là et tout y revient. Toutes les digressions -relatives- se rapportent à l’improbable quête de guérison poursuivie par la famille du narrateur. Ce dernier, qui a pris tout d’abord une part active aux vaines recherches salvatrices de ses parents (voir les trois premiers tomes), se replie désormais dans la création d’un univers mental propre, dernier refuge avant le renoncement. Ainsi, après le fantôme-oiseau de son grand-père, c’est à présent sous la protection d’une trinité insolite (celle de Chaucer, du Chat Murr et de l’Esprit du Gouffre, trois personnages issus des Derniers Contes de Canterbury de Jean Ray) que se place l’adolescent. Il s’affirme « du côté des monstres » face aux charlatans ou hypothétiques guérisseurs auxquels s’adressent ses parents, dans ce qui forme l’anthologie éclectique d’un ésotérisme qui annonce le new age (gourou macrobiote, homéopathe, magnétiseur, médium…).

Précisément, si ces retours en arrière constituent la chair de cet extraordinaire récit, le retour au temps de l’écriture, à travers les confrontations souvent émouvantes de l’auteur-narrateur avec ses parents ou sa sœur, apporte un précieux éclairage sur les conditions de cette création. Ainsi, au cours d’une très belle scène, les traits vieillis de la mère révèlent une douleur contenue et une acceptation presque tragique de la fatalité, dont l’ensemble du récit est imprégné. Mais si cette œuvre retrace l’échec d’une guérison, son existence même est le fruit d’un univers unique. Le merveilleux graphisme de David B., condition préalable à la réalisation de cet espace imaginaire, tient autant des surréalistes (notamment Max Ernst), pour qui seul le réel est onirique, que des gravures d’Albrecht Dürer ; et la référence à Dürer conduit à évoquer celui qui est peut-être un correspondant de David B. (et des surréalistes), Gérard de Nerval. Les représentations spirituelles et poétiques de l’auteur d’Aurélia, ainsi que le syncrétisme à la fois délirant et cohérent qui traverse ses poèmes, trouvent un prolongement naturel dans des œuvres telles que Le Cheval Blême ou Les Incidents de la nuit, en passant par le Tengû carré, qui est en quelque sorte le Voyage en Orient de David B. Si une œuvre est capable de provoquer à ce point le trouble et l’admiration, c’est parce que c’est peut-être au sein de la bande dessinée qu’il reste à découvrir en cette fin de siècle les véritables inquiéteurs chers à Gide.