Attention, chef-d’œuvre ! Ce petit opus de Daniel Clowes, jeune auteur américain vivant en Californie, donc loin du monde des comics underground de la Côte Est, vient ébranler avec bonheur le monde tant prévisible de la bande dessinée. Dans un univers graphique très (trop ?) proche de celui de Charles Burns, aux contrastes noirs et bleutés, l’auteur suit pas à pas le douloureux passage à l’âge adulte de deux jeunes collégiennes récemment diplômées, Enid et Rebecca.

Avec la scrupuleuse minutie d’un entomologiste, Clowes étudie l’univers anonyme et sans grand intérêt d’une petite ville américaine truffée des traditionnels adolescents décérébrés, ex-punks convertis à l’ultra-libéralisme, ou parents trop présents pour être honnêtes. Cette peinture extrêmement glauque et pessimiste d’une American Way of Life de fin de siècle s’inscrit dans un mouvement marginal et hautement subversif, dont les plus beaux fleurons sont les dessins animés Daria ou King of the Hill, ou encore les films de Todd Solondz (bienvenue dans l’âge ingrat où le tout récent Happiness, dont Clowes a signé l’affiche), le désespoir en moins.

C’est précisément tout l’art de Clowes que de sauver cet univers promis au chaos par la grâce infinie dont il entoure ses héroïnes. Avec une extrême pudeur, l’auteur dévoile l’imperceptible frontière qui sépare adolescence et âge adulte, avec pour seule formation une amitié qui exclue provisoirement l’amour. Le refuge protecteur de l’enfance (voir l’admirable scène où Enid écoute de vieux disques qu’elle croyait perdus) offre une échappatoire momentanée au monde brut des adultes, qui les séparera malgré elles. Les judicieuses ellipses narratives de la fin, d’une grande tristesse, peuvent laisser un immense sentiment de malaise et d’amertume, il restera le souvenir de ces deux filles appelées à devenir, selon les mots d’Enid, « de très belles jeunes femmes ». Elles nous manquent déjà.