Les membres de la grande famille de malades qui traînent leurs corps flasques de librairies BD en disquaires d’occasion n’ont que trop conscience de vivre sous l’emprise d’une mythologie ronflante et quelque peu désuète : celle du premier shoot, de l’étincelle électrique qui alluma le feu sacré, les détournant à jamais des occupations saines auxquelles ils étaient jusqu’alors destinés (travail / famille / patrie). On salive avec nostalgie en se remémorant le choc que put constituer en son temps le numéro 4 du collectif Kramers ergot. L’objet magique, inédit, coloré et touffu, présentait alors sa collection de nouvelles têtes plus excitantes les unes que les autres : contenu maousse, manufacture irréprochable.

Mais même le meilleur d’entre tous pouvait-il espérer échapper aux lois d’airain régissant la destinée des collectifs périodiques ? Un temps pourvoyeurs de chair fraîche, ceux-ci courent systématiquement le risque de l’essoufflement à moyen terme. Alors, Kramers ergot décevant ? Mais par rapport à quoi ? Trois coudées au-dessus de presque toute la concurrence, le voilà simplement un cran en deçà du niveau d’excellence qu’il avait su imposer, quand lui et son alter-ego The Ganzfeld catalysaient tout ce que la scène américaine compte d’excitant (Paper Rad, C.F., …), flirtaient avec leurs correspondants japonais (Yuichi Yokoyama, Misaki Kawai) tout en exhumant à l’occasion d’énormes pépites patrimoniales (Shigeru Sugiura, Norakuro, Marc Smeets…).

Si vous avez manqué le début, ce beau volume toilé fera assurément son office, avec son lot de narrations biaisées et d’attaques au fusil d’assaut contre la bienséance graphique (les formes molles de Léon Sadler, la raideur Bic du patriarche Panter). C.F. nous gratifie d’une incursion dans le cochon étrange (façon Crepax ?). Ben Jones plonge dans le Canigou. Mais pour les habitués de la maison, cette nouvelle livraison pêchera sans-doute par manque de renouvellement. Trois bananes et deux VHS de nazploitation, un rouleau de PQ et deux shuriken : les natures mortes de Takeshi Murata, potentiellement couillues (la 3D moche faite exprès), fatiguent aussi peut-être par leurs efforts trop appliqués à vouloir être malignes. Et le choix des pages de Robert Beatty, empreintes de psychédélisme futurospatial, étonne un peu tant son portfolio regorge de matériel plus impactant.

Depuis que le monde est monde, ce type de compilation périodique se heurte invariablement aux mêmes limites. Formellement, la succession de récits courts – même brillants – ne parvient presque jamais à acquérir la densité d’un ouvrage maîtrisé tout du long par son auteur. Et la difficile rentabilité économique de ces publications empêche souvent les contributeurs de s’investir dans un vrai travail thématique, faute de rémunération. A la fois indispensable et mal-aimé, ce format difficile et ingrat encourt donc tous les écueils et prête le flanc à toutes les critiques.

Remettant cela en perspective, on cherchera à être juste : l’état de grâce est peut-être passé, mais l’ouvrage conserve une certaine classe. Au-delà des exégèses ponctuelles et inévitables, cette sortie doit rappeler l’importance artistique de l’incroyable aventure collective dans laquelle se sont embarqués les deux éditeurs Sammy Harkham et Dan Nadel. Au vu du bon ratio de merveilles et de petites éditions propulsées par PictureBox, le tir de barrage salutaire qui est le leur peut bien, sans coup férir, tolérer parfois quelque léger bémol.