01-Crabtree 

Pas tout jeune ni trop vieux, bedonnant, l’air hagard et fort sympathique, voici Alfred Crabtree. Ce matin il a perdu son dentier, et pour le retrouver il lui faut chercher parmi ses affaires. Mais Crabtree a beaucoup, beaucoup d’affaires…

Cet album haut et étroit est saturé d’objets en tout genre, du plus commun au plus bizarre. Une double page déploie sur ses rabats un incroyable bazar où des boules Quies côtoient un croissant, un sablier, un chausson-lapin (le pied gauche), une pagaie, une banane, une tapette à mouches… Pour réorganiser ce capharnaüm, voici donc la méthode « Crabtree » : regrouper d’abord les casques et les chapeaux d’un côté, les pommes de terre de l’autre, rassembler les vrais et les faux canards, les petits chiens qui jappent, tout ce qui est jaune, les objets dont le nom commence par un « S »… Dans le détail, chaque article est légendé, tel un imagier du fourre-tout et n’importe quoi, comme la catégorie des objets cassés, dont les légendes elles-mêmes sont des mots incomplets…

Les enfants auront autant que leurs parents le plaisir de relire et de scruter cet album pour y dénicher entre autres les laissés-pour-compte de l’ordinaire, ces petites choses qui en disent tant sur la réalité de nos quotidiens et parfois sur nous-mêmes. Car l’inventaire quasi exhaustif se fait ici le portrait intime (et si drôle !) d’un homme extravagant.

Ce premier album a été imaginé par deux frères américains : l’un a écrit la plupart des mots, l’autre a dessiné les objets d’un trait faussement malhabile, inscrivant immédiatement dans le geste l’idée du bazar. Le livre est recouvert d’une belle jaquette qui se déplie en affiche, histoire d’accrocher au mur de sa chambre un fragment de l’univers de Crabtree.

Le Bazar de Crabtree, de Jon & Tucker Nichols, (Hélium Éditions) – Dès 4 ans

 

02-Chambre du lion

 

Qui n’a jamais joué à se faire peur ? L’attrait du danger, ce frisson de curiosité qui fait parfois grandir les enfants et retomber en enfance les adultes, procure un plaisir infini, et peu importe si le péril était fondé.

Deux garçons, une fillette, un chien et des oiseaux s’aventurent les uns après les autres dans la chambre du lion absent. Et si le fauve les surprenait ? Au moindre bruit, chacun se cache quelque part dans la pièce, pris au piège de sa curiosité. Commence alors un jeu à la fois terrifiant et savoureux…

Cet album duveteux, à la couverture rose et aux tons pastel, rappelle par son graphisme le merveilleux travail d’illustration d’André Hellé au début du XXe siècle (réédité par l’excellente maison nantaise MeMo et par Michel Lagarde). S’il s’inscrit dans une tradition classique de l’imagerie d’enfance, celle-ci fonctionne comme un trompe-l’œil, car le charme désuet du premier abord revêt au fil du récit une dimension inquiétante, lorsque les personnages prennent à témoin le lecteur, jusque dans l’obscurité finale du livre. En outre, le jeu narratif qui est ici à l’œuvre relève d’un système de représentation abstrait et résolument moderne : l’espace de la page est structuré par des lignes qui figurent les meubles de la chambre. A l’épreuve du récit, celles-ci se déforment, construisent et déconstruisent visuellement le sentiment de peur des personnages. Elles délimitent également des petits espaces narratifs tout droit sortis des origines de l’enfance où, en parallèle, un garçon chasse une mouche, un chien guette un oiseau… De ce langage graphique épuré émerge une multitude d’histoires à découvrir et à relire. C’est bien à cette édifiante (effrayante ?) simplicité que tient la réussite de La Chambre du lion.

La Chambre du lion, d’Adrien Parlange (Albin Michel Jeunesse) – Dès 5 ans

 

03-Je vais t'avaler

 

Un chacal affamé, trop paresseux pour chasser, préfère ruser. Il mange tous les poissons de la grue, puis la grue elle-même, et se trouve pris d’une frénésie. Tous ceux qui croiseront désormais son chemin seront avalés tout crus, pour un regard, un commentaire, au son de la ritournelle déchaînée que compose le chacal au rythme de ses bouchées…

En piégeant au fil des pages de plus en plus d’animaux dans le ventre du chacal, Sunita parvient à un équilibre virtuose. Cette artiste originaire du Rajasthan s’empare ici d’un motif central de l’art « Mandna », la femelle enceinte de son petit, et le détourne pour créer ce personnage vorace et malin. Elle compose ainsi des images ornementales, fidèles aux motifs que tracent à la main les femmes Meena sur les murs de boue des villages. La sérigraphie modernise cette tradition et l’adapte au livre, et l’usage exclusif du noir et le blanc sur un papier kraft artisanal accentue la dualité qui oppose le chacal et ses proies. La simplicité graphique, liée à la mécanique d’accumulation, offre une narration visuelle vivante et efficace. Cette prouesse ne doit pas éclipser le texte impertinent de Gita Wolf, dont la drôlerie tapageuse impose une lecture à voix haute pour scander la comptine féroce du chacal, ses SLOUP, ses ZLURK et ses BADAGLOUMP. Entièrement fabriqué à la main, cet album au tirage limité, dont chaque exemplaire est numéroté, est un véritable livre d’art.

Je vais t’avaler tout cru !, de Gita Wolf et Sunita, d’après un conte du Rajasthan (Actes Sud Junior) – Dès 3 ans

 

04-sur le pot

 

Certains sujets en édition jeunesse sont incontournables : le doudou, la première journée à l’école, le bobo ou… le pot. Car ce dernier constitue une étape décisive dans la vie de l’enfant (et de ses pauvres parents).

Recherchés pour leur dimension pédagogique, les ouvrages consacrés à ce thème quelque peu trivial usent souvent de métaphores et autres joliesses, où l’on prend bien soin de ne parler ni de pipi ni de caca. Mais lorsque Anouk Ricard, à qui l’on doit entre autres les bandes dessinées Coucous Bouzon, Faits Divers et Planplan cucul, s’attaque au sujet, elle transforme l’exercice de style en un livre miraculeux et absurdement drôle. Son bestiaire bizarroïde et son humour déglingué se mettent ici au service du texte didactique de Paule Battault : en représentant un bébé cul-nu dans une mare de pipi, de la crotte collée sur le dos et la joue, ou encore les parents à table, incapables de se retenir et faisant sous eux comme si de rien était, elle démontre sans détour la nécessité du port de la couche ou de l’usage du pot, choisissant de faire appel au bon sens du lecteur. Avec une franchise aussi désopilante que convaincante, cet album tout-carton, carré, aux angles arrondis – les codes du livre de petite enfance par excellence – n’y va pas par quatre chemins, et tire justement son originalité du décalage induit par des illustrations très premier degré. Pas de poésie, pas d’ellipse, pas de tendre complicité et pas de chute : aux antipodes de la niaiserie, ce Manuel pour aller sur le pot a la simplicité de l’évidence.

Petit manuel pour aller sur le pot, Paule Battault et Anouk Ricard (Seuil Jeunesse) – Dès 2 ans

 

05-Chasse

 

Ils sont deux, ils ont des fusils. Dans un décor indéfini, ils pulvérisent la sculpture qu’une petite fille tente d’édifier, avant de prendre la fuite. Sans crainte aucune, la fillette vêtue de rouge ramasse les débris et recompose un animal en pierre. Les deux hommes reviennent, saccagent encore et repartent. Chaque fois, la petite fille reconstruit, inlassablement, de nouveaux animaux plus grands et plus forts.

Une histoire sans texte, des personnages sans visage : aucun mot ni expression ne vient qualifier l’action qui se déroule ici, si ce n’est sa gratuité, qui distille une violence singulière dans les images, seules garantes de la narration. Et pourtant, cette violence est rapidement atténuée par la persévérance de cette petite fille sans peur qui fait passer ses agresseurs pour des chasseurs fantoches. Son courage symboliserait-il une utopie, celle où l’imagination et la création l’emportent ?

Margaux Othats signe ici un premier album prometteur ; son écriture graphique forte, à la fois immédiate et ouverte à l’interprétation – demandez aux enfants de vous raconter l’histoire, c’est frappant ! – sert à merveille cet objet-livre élégant dont la mise en page et la manipulation inhabituelle (une ouverture du livre dite « à l’allemande », du bas vers le haut) réunissent les conditions d’une expérience de lecture étonnante.

La Chasse, de Margaux Othats (Éditions Magnani) – Dès 5 ans

 

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Oui, ce livre s’intitule bien Ours molaire. Rien ne cloche, l’image de couverture valide d’emblée cette curiosité puisqu’en lieu et place de l’iceberg, c’est une grosse dent qui sert de trône à l’ours blanc. L’heureuse coquille fait sourire et annonce le projet fantaisiste de Vincent Pianina : une collection d’expressions où une lettre changée suffit chaque fois à tout bousculer, occasionnant de nouveaux mots, drôles ou poétiques, et des situations piquées de bizarrerie. Selon les propositions, le texte éclaire l’image ou bien l’image donne sens au texte. Une pièce de bœuf voyage dans l’univers, c’est la « bavette spatiale » ; le corbeau et le renard jouent au « tennis de fable » tandis que la « scène de crème » révèle un assassinat d’ice-cream ou que « l’arc-en-miel » se fait ruche multicolore… Cet imagier accidenté célèbre précisément l’importance de la lettre, la force du langage et son impact sur notre représentation du réel. Une fois n’est pas coutume, les enfants s’amuseront à corriger les fautes en restaurant l’expression d’origine, et ils savoureront les surprises visuelles, comme une invitation légitime à jouer avec le langage. Un livre aux couleurs franches et acidulées, qui s’inscrit dans la veine, sans toutefois l’égaler, des imagiers de Blexbolex. Un prélude impromptu aux aventures du Prince Motordu.

Ours molaire, de Vincent Pianina (Gallimard Jeunesse) – Dès 4 ans

 

Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, du 26 novembre au 1er décembre.