« L’eau comme métaphore du social et l’individu moderne comme petit baigneur ». La critique du Grand bleu de Serge Daney remonte à l’esprit à la lecture de ce manga. Un orphelin (donc traumatisé), accouché seul aux milieu de la mer (donc béni des dieux, voire divin lui même), n’aspire qu’à retourner dans les profondeurs marines (retrouver maman). Glaucos, c’est une fois de plus « je plonge, donc je suis », avec l’océan comme alternative chaleureuse aux sociétés industrielles et modernes. Or, depuis Luc Besson, rien n’a changé, la vision reste peu fructueuse : l’homme-grenouille des grands fonds cache, derrière son romantisme toc, un éloge adolescent de l’asocial égoïste dans la non communication et le repli sur soi.

En cela, Cissé, plongeur sauvage et rageur de Glaucos, a beaucoup à voir avec son faux jumeau des villes de la série Coq de combat, le violent karateka Ryô Narushima (deux séries dessinées par le même auteur). Le tempérament tumultueux de Ryô, sa colère furibonde et soudaine capable de le mener en un instant au coeur d’un combat mortel, répondent à la recherche de sérénité de l’enfant sans mère venu de la mer (Lacan, es-tu là ?). La mégapole et sa violence productrice de monstres fait face au grand large et à son réconfort matriciel, l’eau remplace l’urbanité. Ainsi, le dialogue entre les deux séries pourrait laisser entrevoir une poussive opposition modernité / nature, mais ce n’est jamais le cas. Pour Akio Tanaka, l’environnement, quel qu’il soit, n’intéresse qu’en ce qu’il détermine la conscience. Tel est le pinacle du héros à la mode ces dernières années : le monomane tourmenté, celui qui ne convainc ni par la valeur de ses actes, ni par sa morale, mais par sa détermination sans faille à accomplir une tache.

Or l’océan est comme tout bon Nirvana ; pour l’atteindre, il faut s’entraîner. Suffoquer, déformer ses muscles et ses organes, endurer la pression sous-marine des profondeurs extrêmes. L’athlète est l’homme dont l’obsession a gagné sur le corps, l’a déconnecté et sorti de l’équation des limites. Là encore, comme dans Coq de combat, le travail graphique sur le chair de Tanaka fait son effet sur Cissé. L’organisme n’est souvent envisagé que comme une machine réglable, adaptable et mesurable. A cette désincarnation à laquelle travaillent tous les personnages, héros comme adjuvants bien décidés à optimiser la mécanique vivante, l’auteur répond par la vibrance d’un trait incarné, l’habitant d’une puissance prête à exploser. Rien que pour ce miracle esthétique, ce contraste fulgurant entre image et mot, Glaucos comme Coq de combat sont des expériences : les corps y supportent le tragique de l’existence bien plus que l’intrigue.

Et dans Glaucos, cette dernière est, il faut bien l’avouer, assez ridicule (sans le génial scénariste de Coq de combat la vie est plus dure). Malgré ses psychologisations naïves, sa tendances à l’essentialisme benêt (Cissé est condamné à être héros car il a une rate surpuissante et des amis médecins passionnés par la rate…) ses moments d’émoi ridicules, la série hypnotise parfois. Mais le sentiment final, hélas, restera négatif : car si le corps de Cissé vaut parfois autant qu’un tableau de descente de croix, malheureusement pour lui, stigmates et montée du Golgotha ne suffisent pas à faire les messies.