Matthias Lehmann est un auteur discret, encore confidentiel, mais qui a déjà acquis une certaine réputation parmi les lecteurs exigeants. Coutumier du dessin à la carte à gratter dans ses trois premiers albums, il la délaisse depuis son précédent livre, Les Larmes d’Ezéchiel, sans pour autant renoncer à un graphisme qui s’apparente presque à de la gravure, où les corps semblent extraits, trait après trait, de la densité de l’ombre et de la matière.

Ce qui frappe d’emblée dans La Favorite, c’est l’ambivalence de l’entreprise : ambivalence au sens psychanalytique d’un entrecroisement et d’une sédimentation de pulsions cruelles, qui ne cesse de réactiver et d’entrelacer la violence des sentiments, ceux des personnages autant que ceux du lecteur. L’auteur raconte ici l’histoire d’un enfant que sa grand-mère maltraite à la face d’un mari veule qui se complet de sa propre impuissance. La cruauté de la vieille dame n’a pas de bornes, et va jusqu’à remodeler l’identité sociale et sexuelle de l’enfant. La minutie de la reconstitution du milieu social – une grande bourgeoisie désargentée, au milieu des années 1970, dans un village endormi de la Brie – ne fait qu’accentuer la sidération : l’effet de réel est tellement saisissant qu’on sait gré à Matthias Lehmann de lui opposer la distance du graphisme pour nous éviter l’immersion complète dans la perversité de l’histoire. Car disons-le tout net, nous ne goûtons pas habituellement ce type de récit : bien des livres et des films qui prétendent mettre le sadisme en scène au nom de la complexité de la psyché, et sous le prétexte d’une pseudo-édification morale (pour montrer soi-disant toute la bassesse dont est capable l’être humain, ce genre d’alibi moisi), se résolvent en une vaste entreprise hypocrite de voyeurisme impudique. C’était le cas, il y a plus de dix ans, des Magdalene Sisters, et le genre du film de nazis tout entier peut apparaître comme le point ultime où la tartuferie des légitimations morales dissimule le plus mal le véritable but, celui du plaisir pris à la vision des tourments d’autrui (Le Pianiste de Polanski ou Amen de Costa-Gavras se posent là en exemples indépassables). De ce point de vue, le cas de La Favorite est complexe : comme le dit Matthias Lehmann dans un entretien à paraître dans le prochain numéro de Kaboom, son intention première est de reconstruire, en les exagérant, ses propres sentiments ambivalents, surtout l’ambiguïté sexuelle que chacun peut ressentir lors de son adolescence, pour en dévoiler tous les enjeux sado-masochistes et voyeurs-exhibisionnistes. Et ce, loin de toute justification morale, simplement pour le plaisir du jeu avec les pulsions, semble-t-il : la dynamique des pulsions devient le cœur du propos, sans aucune hypocrisie. Dès lors se met en place, à travers la cruauté et l’exhibitionnisme des situations, un jeu pervers et voyeuriste entre l’auteur et le lecteur. Mais il semble que toute l’entreprise soit de le rejouer pour le ramener, in fine, à la simplicité de la pulsion de regarder, source étonnamment simple et claire de toutes les ambivalences. Face à une ambition aussi pure, et malgré l’évidente perversité de l’ensemble, tous les soupçons de duplicité deviennent caducs.

Dans La Favorite, la logique du voir, la naïveté du regard oppose toujours sa simplicité aux méandres des pulsions sadiques et masochistes, et c’en est désarmant. Du côté du récit, les linéaments des pulsions sadiques de la grand-mère s’amoncèlent les uns au-dessus des autres, et comme son pouvoir semble illimité, le lecteur est tenu par ce crescendo dans l’horreur. Il attend le moment du renversement, où enfin se résoudra cette logique exhibitionniste, où une échappatoire lui permettra d’abandonner sa position peu confortable de témoin, sinon de voyeur. Sans rien dévoiler du dénouement, on peut dire que ce moment aura lieu, qu’il n’aura cependant pas la signification d’une libération mais plutôt celle, inattendue, du « finalement ce n’était pas si grave ». Car à la perversité de la vieille femme et à l’immobilisme du grand-père répond, du côté de l’enfant, une plasticité qui dépasse la passivité de la douleur et le véritable masochisme. D’une certaine manière, il est incapable de masochisme au sens propre, celui de Freud dans l’article « Pulsions et destins de pulsions » de la Métapsychologie : incapable de prendre sur lui le sadisme de ses bourreaux, il n’est jamais coupable de rechercher la violence chez les autres, en se présentant lui-même comme une victime. Impuissant à comprendre le sadisme des autres, il est empêché de se concevoir lui-même comme l’objet des souffrances et des douleurs. De son point de vue, qui est le plus important ici, les raffinements de la perversité qui est exercée sur lui ne représentent que l’occasion de jouer avec la plasticité de son identité, de revêtir des masques et de faire l’expérience de la différence qu’il y a, à l’intérieur de ses propres désirs, entre leur but (la satisfaction sexuelle), et les multiples objets sur lesquels ils peuvent se fixer (le fils ou la fille des voisins ?). On peut donc bien faire, à la manière de Freud, l’histoire de la pulsion perverse de la grand-mère, comme le fait la seconde partie du livre, il n’en reste pas moins que toute cette stratification du sadisme se joue à deux, et se trouve ici d’emblée désamorcée par la naïveté de l’enfant, et par la belle pureté de son regard.

Cette dialectique relèverait encore d’un lieu commun déjà cent fois rebattu, celui de l’opposition naïveté et pureté vs. cruauté et perversion (qui n’est pas sans valeur : on aime bien retrouver un regard de midinette lorsqu’il nous est restitué sans affèterie ni justification hypocrite), si La Favorite n’était pas, avant tout, la mise au jour d’une pulsion originaire de regarder, et de ses multiples possibilités. D’un côté, les retournements sadiques de la grand-mère, dont le destin est commandé par l’intensification de la complication et l’approfondissement de la bassesse. De l’autre, le regard de l’enfant, qui ne sombre jamais dans la perversion tant il évite l’ambivalence des retournements et des renversements contraires qui en sont les traits principaux. Son regard reste imperturbablement souverain et maître car il se transforme, change d’objet, remanie l’individu lui-même sans jamais se perdre, ni se renverser dans son contraire, ni même se retourner contre lui-même. On comprend alors tout le travail graphique de Matthias Lehmann dans ce livre : celui d’un dessin qui, tout en épousant les retournements contraires d’un destin pervers, en reste toujours à la limite, n’accomplit jamais le pas dans le véritable renversement pervers, mais fait toujours émerger la souveraineté d’un regard originel qui garantit la puissance première de la vision contre le voyeurisme. Certes, à certains moments, on se sent pris au piège des contrastes en noir et blanc, et de la crudité des épisodes. Il semble alors que l’auteur agisse directement sur nos affects les plus violents, sans nous laisser la possibilité d’une distance critique. Mais les références graphiques aux dessinateurs du début du XXe siècle, Chas Addams ou Edward Gorey, cités par Matthias Lehmann, nous rappellent que le regard demeure l’origine des visions les plus sombres, et ne devient jamais leur victime. Ce que l’auteur semble chercher chez ces dessinateurs toujours proches du fantastique, c’est précisément la limite entre la vision de cauchemar et le surréalisme : la limite entre un regard qui convoque ce qu’il y a de plus affreux et finit par le dominer, et un regard qui se livre lui-même entièrement au bizarre et au cruel, qui s’y perd et s’engage dans tous les renversements pervers. La beauté des images de Lehmann est bien de s’en tenir toujours au cauchemar, sans se laisser aller à une contre-vision, sans s’égarer dans les dévoilements faciles d’une sauvagerie qui ne serait que du voyeurisme. Chaque fois, il tient en même temps le normal et l’étrange, le pathologique et le monstrueux, sous la puissance du regard. Le jeu de la vision de cauchemar peut alors se déployer sans aucune justification morale ni anthropologique, car il reste maître de ses apparitions inquiétantes sans jamais verser dans le racolage.